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Hommage à Jacques Chirac : le selfie est-il forcément un manque de respect ?

lundi 30 septembre 2019 par Charles

Ce geste effectué par une petite partie des 7 000 personnes qui se sont rendues aux Invalides a suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux.

Par Vincent Gautier
Le 30 septembre 2019 à 17h17
Sous la pluie, ils ont fait preuve de patience avant de se présenter devant le cercueil de Jacques Chirac. Environ 7 000 personnes se sont présentées jusqu’à lundi matin aux Invalides pour rendre un dernier hommage à l’ancien président, décédé la semaine dernière. Ce dernier adieu a pu prendre la forme d’un signe de croix ou d’un simple geste de la main. Plus étonnant, quelques personnes ont sorti leur smartphone pour prendre un selfie devant le cercueil recouvert du drapeau tricolore.

« Je n’ai plus les mots », « Vous n’avez donc honte de rien ? » : sur les réseaux sociaux, ces scènes ont été abondamment commentées, le plus souvent pour condamner une attitude jugée indigne à un moment aussi empreint de solennité de par l’événement et le cadre dans lequel il s’inscrit - l’entrée de la cathédrale Saint-Louis des Invalides.
Le défunt... au second plan
Des réactions comparables à celles qu’ont pu inspirer ces derniers temps d’autres selfies polémiques, comme ceux pris par des touristes à Auschwitz et qui avaient poussé la direction du mémorial à lancer un appel à la décence. Elles rappellent également les critiques qui avaient accompagné en 2013 le selfie pris pendant une cérémonie d’hommage à Nelson Mandela par Barack Obama, le Premier ministre britannique David Cameron et son homologue danoise Helle Thorning-Schmidt.
« Il y a une vraie dichotomie entre la gravité que l’on donne de manière publique à cet événement et la légèreté avec laquelle il est traité par ceux qui se sont pris en photo », résume Tanguy Châtel, sociologue spécialiste du funéraire. Un sentiment d’autant plus exacerbé avec la prise d’un selfie dans de telles circonstances, qui implique de faire passer le défunt au second plan, au sens propre comme au sens figuré.
« Participer au deuil dans une sorte de jubilation »
« Que l’on prenne un selfie à côté de la tour Eiffel ou de Hillary Clinton, on peut s’adosser à ce monument ou à cette personne connue pour prendre part dans un même mouvement à cette gloire ou à la notoriété de l’autre, analyse Elsa Godart, philosophe et psychanalyste qui s’est intéressée de près au phénomène dans un livre, « Je selfie donc je suis ». Derrière ce geste, ils y voient aussi possiblement une façon de côtoyer un homme d’Etat « comme ils n’ont pas eu la possibilité de le faire de son vivant », abonde Tanguy Châtel.
Aussi choquante que cette attitude puisse paraître vue d’un œil extérieur, les personnes qui se sont prêtées à l’exercice du selfie seraient ainsi très loin de témoigner d’un manque de respect de leur propre point de vue. Ce qui est en jeu pour Elsa Godart, c’est l’endroit où l’on place son regard. Et ce geste n’empêcherait pas forcément de rendre hommage dans le même temps à Jacques Chirac. « C’est participer au deuil dans une forme de jubilation, de joie presque, en se disant que l’on est ensemble par-delà la disparition », explique-elle. Après avoir attendu parfois plusieurs heures sous la pluie pour rendre hommage à un chef d’Etat, le selfie peut également servir à prouver par l’image la participation à un moment historique.
« C’est le déficit de culture intime de la mort qui est illustré »
Au-delà du cas de Jacques Chirac, ces pratiques seraient la conséquence d’un phénomène plus large : un rapport de plus en plus distant avec la mort depuis plusieurs décennies, le selfie contribuant à lui donner un caractère d’irréalité supplémentaire. « Avec cet exemple, c’est le déficit de culture intime de la mort qui est illustré », note Tanguy Châtel. « Lorsque ces personnes arrivent devant le cercueil de Jacques Chirac, elles ne savent pas très bien quels sont les usages et elles ne sont pas touchées par la gravité de la mort. Ils peuvent être touchés par la solennité et le faste de l’événement, mais cela ne les empêche pas d’être démunis. »

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Ce qui est en jeu, c’est la nécessité de faire preuve de pédagogie autour de la mort, insiste le sociologue. « Dans le cas précis de Jacques Chirac, peut-être aurait-il fallu dire à cet endroit-là : "Ayez une attitude respectueuse". Les organisateurs ont sans doute pensé que cela allait de soi », avance-t-il. Après tout, interdiction a été faite de prendre des selfies dans des cadres bien moins solennels, comme sur le tapis rouge menant au Palais des festivals de Cannes.


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