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Comment on raconte une histoire

mardi 26 novembre 2019 par Charles

Mark Twain
traduction François de Gail

Les histoires humoristiques sont d’importation américaine. En quoi elles diffèrent des histoires comiques et piquantes.

Je ne prétends pas raconter une histoire dans toutes les règles de l’art. Je prétends seulement savoir comment on doit raconter, car j’ai été souvent et pendant des années en compagnie de narrateurs émérites.
Il y a différentes espèces d’histoires, mais une seule est difficile à manier : c’est l’histoire humoristique. Je parlerai principalement de celle-là. Le conte humoristique est américain, le conte comique est anglais, le conte spirituel, français.
L’effet de l’histoire humoristique dépend de la manière dont elle est racontée ; celui de l’histoire comique piquante dépend du sujet.
L’histoire humoristique peut se dérouler à longue haleine, et peut parcourir un vaste champ, sans arriver à un dénouement particulier : tandis que les histoires comiques et piquantes demandent la brièveté et finissent par une pointe. L’histoire humoristique est un pétillement perpétuel, tandis que les autres se terminent en explosion.
L’histoire humoristique est avant tout une œuvre d’art fine et délicate (un artiste seul peut la manier) ; pour l’histoire comique et piquante, point n’est besoin de talent spécial. N’importe qui peut y prétendre. L’art de raconter de vive voix des histoires humoristiques est une création américaine qui n’a pas émigré.
L’histoire humoristique doit se raconter gravement ; le narrateur s’ingénie à cacher le point, qui lui paraît prêter tant soit peu à rire ; tandis que le narrateur d’une histoire comique vous prévient qu’il va vous présenter la chose la plus drôle qu’il ait jamais entendue ; puis il vous raconte avec un plaisir extrême, et est le premier à rire, quand il arrive au point critique. Quelquefois, quand il a obtenu plein succès, il est si content, si heureux, qu’il répétera le trait saillant et sollicitera de visage en visage les applaudissements de l’auditoire ; il recommencera au besoin. C’est un fait pathétique à observer.
Très souvent une histoire humoristique finit par un trait, une saillie, un coup de patte (donnez à cela le nom que vous voudrez). Mais l’auditeur doit être tout oreilles, car bien souvent le narrateur trompera sa vigilance en glissant à dessein sur le point saillant d’un air parfois indifférent ; il affectera même d’ignorer la présence de cette saillie.
Artemus Ward employait souvent ce moyen ; puis, quand l’auditoire, d’abord surpris, saisissait la plaisanterie, il le regardait avec un étonnement ingénu, en ayant l’air de ne pas comprendre pourquoi il riait. Dans Setchell usait du même procédé avant lui : c’est aussi celui de Nye et de Kile aujourd’hui.
Le narrateur d’histoires comiques, au contraire, ne passe pas sous silence le trait saillant ; il vous le crie à haute voix et l’annonce chaque fois ; quand il le publie, en Angleterre, en France, en Allemagne et en Italie, il le fait imprimer en italiques, avec des points d’exclamation bien ronflants ; quelquefois même il l’explique entre parenthèses. Tout cela humilie le lecteur, lui ôte l’envie de plaisanter et l’engage à plus de sérieux.
Laissez-moi vous donner un exemple du procédé comique en vous servant une anecdote, populaire dans le monde entier depuis douze ou quinze siècles. La voici :
LE SOLDAT BLESSÉ
« Pendant une certaine bataille, un soldat, dont la jambe était emportée par un boulet, supplia un de ses camarades, qui passait, de l’emporter aux ambulances ; en même temps, il lui conta son malheur. Là-dessus le généreux fils de Mars charge sur ses épaules le malheureux blessé et l’emporte.
Les boules et la mitraille pleuvaient de tous côtés ; un nouveau projectile emporta la tête du blessé sans que son sauveur s’en aperçut.
Peu après ce dernier fut hélé par un officier :
« Où allez-vous avec ce cadavre ? »
« Aux ambulances, capitaine ; il a perdu une jambe.
« Une jambe ? Malheur ! s’écria l’officier étonné ; vous voulez dire sa tête, grand serin ! »
Le soldat déposa son fardeau et le regarda pétrifié ; puis il s’écria :
« Vous aviez raison, capitaine ; c’est bien ce que vous disiez. »
Après une pause, il ajouta : « Il m’avait pourtant dit que c’était sa jambe. »
Sur ce, le narrateur se tord de rire, répétant plusieurs fois son trait d’esprit, en l’accompagnant d’étouffements, de cris et de suffocations d’hilarité.
Il suffit d’une minute et demie pour raconter cette histoire d’une manière comique (au fond cela n’en vaut guère la peine). Donnez-lui le ton humoristique, elle durera dix minutes ; elle deviendra l’histoire la plus drôle qu’on ait jamais entendue (c’est ainsi que procède Whitcomb Kiley).
Il raconte son histoire en faisant parler un vieux fermier borné qui l’a entendue pour la première fois, la trouve très amusante et essaie de la redire à un voisin ; seulement, il ne peut plus se la rappeler. Alors il mêle tout, erre éperdument, y ajoute des détails fastidieux qui sont étranger à l’histoire, et la font traîner en longueur ; il supprime à tort des détails, en rajoute d’autres inutiles, commet de légères erreurs, s’arrête pour rectifier et les expliquer ; il retrouve les faits qu’il avait oublié, les remet à leur place, arrête son récit un bon moment pour chercher à retrouver le nom du soldat blessé. Finalement il s’aperçoit que le nom est inconnu, et fait remarquer avec calme que cela n’a pas d’importance (mieux vaudrait s’en souvenir, mais au fond ce n’est pas un point capital), etc…
Le narrateur est heureux, et content de lui-même ; il s’arrête de temps en temps pour se reprendre et s’empêcher de rire mal à propos ; il se retient bien, mais son corps est secoué comme un paquet de gélatine par des soubresauts intérieurs ; au bout de dix minutes, les auditeurs rient à pleurer et leurs larmes inondent leurs joues.
La simplicité, l’ingénuité, la sincérité et l’inconscience du vieux fermier sont parfaitement simulées, aussi trouve-t-on son récit charmant.
Ceci est de l’art délicat et complet ; un maître seul peut prétendre à cette perfection, mais une machine suffirait à raconter l’autre histoire.
Aligner des incongruités et des absurdités, sans avoir l’air de s’en douter et sans paraître les croire telles : voilà la base de l’art américain, si je puis m’exprimer ainsi. Glisser sur le point saillant, en est une autre caractéristique. La troisième consiste à insérer une remarque préparée, en feignant de ne pas la comprendre, comme si l’on pensait tout haut. La quatrième et dernière est la pause.
Artémus Ward préconisait beaucoup les deux dernières méthodes, Il commençait à raconter avec beaucoup d’animation un fait qui lui paraissait merveilleux, puis perdant de son entrain, après une pause où son esprit semblait rêver, il finissait par une remarque incongrue sous forme de monologue. C’était la pointe destinée à faire exploser la mine ; et cela réussissait.
Il disait par exemple, en y mettant de la chaleur, de la passion : « J’ai connu autrefois un homme de la Nouvelle-Zélande qui n’avait pas une dent… » puis son animation tombait ; suivait une pause, un silence ; enfin il ajoutait comme sortant d’un rêve et se parlant à lui-même : « Et malgré cela cet homme pouvait battre le tambour mieux que personne. »
La pause est une partie extrêmement importante du récit ; c’est un procédé auquel il faut recourir souvent. C’est un procédé délicat et élégant, mais aussi traître et difficile à appliquer, car la pause doit avoir la longueur voulue, — ni plus ni moins qu’il ne faut, — ou bien, l’effet est manqué et elle devient une cause d’embarras.
Si la pause est trop courte, la saillie passe inaperçue ; l’auditoire trouve à peine le temps de deviner qu’une surprise lui était ménagée, — et il devient par conséquent inutile de viser à l’étonner.
Sur la plate-forme de l’omnibus, j’avais l’habitude de raconter aux voyageurs une histoire nègre de revenants, et je laissais une pause juste à l’endroit le plus palpitant, à la fin ; cette pause était la partie la plus importante de toute l’histoire. Si je m’arrêtais le temps voulu, je pouvais précipiter la fin, de manière à faire tressauter une jeune personne impressionnable, à lui faire pousser un petit cri. C’était là mon but.
Cette histoire s’appelait « Le Bras d’or » et se racontait ainsi : Essayez-le vous-même, cherchez bien la pause, et placez-la comme il convient.
LE BRAS D’OR
« Il y avait un jour un homme prodigieusement avare, qui vivait dans la prairie, tout seul avec lui-même, excepté qu’il avait une femme. Elle vint à mourir, il l’emporta, la descendit dans la prairie, et l’enterra. Elle portait au bras une chaîne d’or, d’or de bonne qualité. Avare et chiche comme il l’était, il ne put dormir cette nuit-là, car son désir de prendre cette chaîne le tenait éveillé.
Quand sonna minuit, il n’y pouvait plus tenir, il se leva, se munit de sa lanterne, et sortit malgré la tempête, déterra sa femme et prit la fameuse chaîne, puis il baissa la tête pour éviter le vent, et continua à enfoncer dans la neige épaisse.
Subitement il s’arrêta (ceci demande une pause énorme, un tressaillement d’effroi et une attitude attentive) et il dit : « Ma lanterne qu’est-ce que c’est ? »
Et il écoutait, et il écoutait et le vent disait (il faut ici serrer les dents pour imiter le gémissement et le sifflement du vent) « b. z. z. z. » — Il retourna à la tombe, et entendit une voix, une voix qui se mêlait au vent et qu’on pouvait à peine distinguer : B. z. z. z. Qui a pris mon bras d’or ? z. z. z. Qui a pris mon bras d’or ? (Ici, il faut commencer à trembler violemment).
Et il se mit à trembler violemment, disant : « Oh ! la la ! ma lant… » et le vent souffla la lanterne ; la neige et le grésil lui fouettaient la figure, il commença à marcher à quatre pattes à demi mort ; bientôt il entendit de nouveau la voix (ici une pause) qui le poursuivait : « B.z.z.z Qui a pris mon bras d’or ? »
Quand il arriva à la prairie, il l’entendait encore ; plus près de lui maintenant, elle allait et venait dans l’obscurité (imitez de nouveau le bruit de la voix et du vent). Quand il arriva chez lui, il monta l’escalier précipitamment, sauta dans son lit, se cachant la tête et les oreilles, se pelotonna tout frissonnant et tremblant, mais il entendait encore la voix devant la porte. Bientôt il entendit : (ici, pause de terreur, attitude attentive) pat, pat, pat : elle montait l’escalier. Le loquet grinça : elle entra dans la chambre.
Alors il sentit qu’elle était près du lit (pause), qu’elle se penchait sur lui ; et il pouvait à peine retenir son souffle. Il lui sembla que quelque chose de glacial descendait le long de sa tête (pause)
La voix disait à son oreille : « Qui a pris mon bras d’or ? » — Ici, il faut prendre un ton plaintif et plein de reproches ; puis, fixer avec instance l’auditeur le plus éloigné, de préférence une jeune fille, et donner à cette impression de terreur le temps de se répandre au milieu du grand silence. Lorsque cette pause a atteint la longueur voulue, il faut sauter prestement sur la jeune personne et lui crier : « C’est vous qui l’avez pris ! »
Si la pause est bien calculée, la jeune fille tressaillira et poussera un petit cri ; mais il faut une pause bien étudiée ; et c’est ce qu’il y a de plus difficile, de plus embarrassant et de plus problématique.


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