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Les enseignements de Ricardo Seitenfus sur les crises politiques haïtiennes

mardi 26 novembre 2019 par Charles

Ricardo Seitenfus est un ami d’Haïti. Le Brésilien ne le cache pas, au contraire. Depuis sa première visite « touristique » dans le pays en 1993 et suite à ses différents séjours tour à tour en tant qu’ancien envoyé spécial du Brésil en Haïti et ex-chef de bureau de l’OEA à Port-au-Prince, le professeur de relations internationales s’est converti en un fin d’Haïti, maîtrisant parfaitement le jeu des puissances internationales dans le pays. C’est à ces titres, et avec tant de lunettes, que les observations ainsi que les enseignements de Ricardo Seitenfus, l’universitaire, sur les fondamentaux de la crise permanente haïtienne valent leur pesant d’or.
Foulant pour la première fois le sol d’Haïti en 1993 dans la peau d’un « typique » Latino-Américain, l’universitaire brésilien pensait débarquer dans les Caraïbes. « Je suis arrivé d’abord en Haïti qui par hasard se trouve dans les Caraïbes tout en n’ayant rien à voir avec les pays environnants. Ma première impression – qui a dû bien changer au fil des années – était celle de tout touriste croyant que l’argent pouvait résoudre tous les problèmes de ce pays », confie Ricardo Seitenfus, qui dit s’être très bien rattrapé depuis.
Le diplomate brésilien, répondant à l’invitation de son vieil ami, l’ambassadeur Alain Rouquié, président de la Maison de l’Amérique latine à Paris, l’a encore prouvé, le 25 octobre 2019, en y prononçant une conférence autour du thème « Aux sources des crises politiques haïtiennes ».
Dimension sociale de la crise
Ricardo Seitenfus dit constater un blocage dans la société haïtienne où l’ascension sociale reste hors de portée pour la grande majorité. Si dans les sociétés modernes, le mariage, l’éducation et le travail restent les moyens traditionnels conduisant à une ascension sociale, en Haïti par contre, les trois voies, selon le professeur brésilien, pour se hisser dans l’échelle sociale, sont l’illégalité de toute sorte, la politique – le moyen le plus facile – et l’immigration.
« En Haïti, le mariage se fait dans des cercles restreints, fermés […] Le taux de chômage atteint la barre des 80% et pour ce qui est de l’éducation, le taux d’analphabétisme dépasse 50% avec 80% du système scolaire entre les mains du secteur privé », élabore Ricardo Seitenfus, voyant dans le pays une des nombreuses causes de la crise politique qui ne cesse de miner le pays en accouchant une multitude de politiciens et une pléthore de partis politiques appelés à s’entredéchirer tout en rétro-alimentant le système de crise.
Sentiment de nationalisme défaillant
Auteur en 1985 du livre « La démocratie ou l’apprentissage de la vertu », l’ambassadeur Rouquier, après avoir introduit puis écouté attentivement la présentation du conférencier, n’en revient pas que cette attente, cette demande d’intervention extérieure proviennent de nos propres élites, des partis politiques, et même du peuple haïtien. « Est-ce dû à une défaillance du nationalisme haïtien ? Est-ce qu’il n’y a pas là une faiblesse du sentiment national ? », s’interroge le professeur Rouquier tout en s’adressant à Seitenfus.
Le Sud-Américain, lui, pousse le bouchon beaucoup plus loin en qualifiant l’appel à l’intervention étrangère de « chose la plus misérable et la plus terrible » qu’on puisse faire à un pays. « On ne peut pas intervenir sans un accueil endogène […] Sans aucun doute, il y a un nationalisme défaillant [en Haïti] », riposte le diplomate, tailladant au passage l’élite ainsi que les gens très respectables – des écrivains, des artistes, des entrepreneurs, des scientifiques du Groupe 184 – qui ont accueilli à bras ouverts l’intervention militaire de 2004 tout en chassant du pouvoir un président élu.
« Je trouve qu’Haïti a la fâcheuse habitude d’expulser les Haïtiens de son sol. Il faut trouver un autre moyen de faire en sorte que les différends soient négociés pour qu’on puisse trouver des solutions haïtiennes qui ne soient plus des impositions venues de l’extérieur », propose l’universitaire, notant que le passé glorieux de berceau de la liberté et des droits humains d’Haïti constitue une référence qui bloque les Haïtiens dans la quête d’issue aux défis actuels. « [Ressasser] le passé, c’est le rôle des historiens et non des politiciens », égratigne le Brésilien, diplômé de l’Institut de hautes études internationales de Genève.
Succession d’interventions étrangères maladroites
Sur sa lancée, l’ambassadeur Rouquier émet l’hypothèse que s’il n’y avait pas tous les dollars de l’international, plus de 30 milliards dépensés au nom d’Haïti depuis 1986 d’après Seitenfus, cette crise permanente ne serait pas alimentée de cette façon et, peut-être que le système mourrait de lui-même. « L’international a peut-être créé cette situation en donnant des moyens à l’État pour fonctionner et ce sont ces moyens qui alimentent cette crise permanente […] Cette instabilité, cette multiplication des partis politiques, cette utilisation de la crise comme alimentation du système politique, comme normalité politique a quelque chose à voir avec la présence étrangère, les organisations non gouvernementales », conjecture le président de la Maison de l’Amérique latine qui dit ne pas comprendre pourquoi les élites haïtiennes ne s’unissent pas pour attirer des capitaux étrangers.
Outre le cadeau empoisonné des dollars distillés dans l’économie haïtienne sous couvert d’aide et de coopération internationale – largement remis en cause dans « L’échec de l’aide internationale à Haïti : Dilemmes et égarements » paru en juin 2015, l’auteur de ce best-seller dénonce une fois de plus les ingérences de la communauté internationale, « moins subtiles et moins soyeuses » que ses liasses de billets verts ainsi que sa propension à toujours donner raison à l’opposition. Exception faite pour la crise actuelle.
Plus universitaire que diplomate, l’ex-représentant de l’OEA en Haïti, Ricardo Seitenfus, connu pour n’avoir jamais eu sa langue dans sa poche, a ensuite entrepris, avec une précision d’horloger suisse, de narrer comment il a pu éviter le putsch orchestré par la communauté internationale après les élections du 28 novembre 2010.
« On voulait éjecter le président Préval et garder Jean Max Bellerive [à l’époque Premier ministre] pour organiser les élections […] Je me suis fait plus professeur que diplomate en prenant la parole pour rappeler qu’au nom de la charte démocratique des Amériques de 2001 qui stipule qu’un président ne peut pas avoir son mandat écourté ou modifié sans que cela se fasse dans les règles constitutionnelles, en dehors de cela c’est un putsch », raconte le diplomate brésilien qui, au terme de cette fameuse réunion du Core Group élargi avec pas moins de 40 entités représentées, dont le secrétaire adjoint de l’OEA, a perdu son poste de représentant de l’OEA en Haïti.
« C’est un détail », minimise-t-il, estimant que le rôle d’un homme de bien et d’un professeur d’université dans ces moments c’est de choisir son camp. Sans doute un mal pour un bien, puisque le franc-parler du Brésilien – aux antipodes de la traditionnelle langue de bois du milieu diplomatique – lui a valu la distinction de l’ordre de Grand chevalier reçue des mains du feu président René Préval le 2 mars 2011 au Palais national.

Patrick Saint-Pré
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