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Dans certains milieux, on me reprocherait...

mardi 10 décembre 2019 par Charles

Dans certains milieux, on me reprocherait d’être virulent. « On ne comprend pas la virulence de Lyonel Trouillot. » Je répondrai par la célèbre formule de Césaire : « Ce pays se perd à force de se trouver des raisons d’accepter l’inacceptable. »

Virulence, dites-vous…

Publié le 2019-12-09 | Le Nouvelliste

Je ne comprends pas comment on a pu vivre en paix pendant si longtemps avec un système qui produit autant d’injustice et d’inégalité. Je ne comprends pas qu’on puisse traiter de voyous, de bandits, des dizaines de milliers de personnes qui demandent la construction d’une société qui leur donne enfin des droits, qui leur donne la possibilité de se sentir enfin citoyens, d’avoir enfin les moyens matériels et intellectuels de devenir (quelque peu) maîtres de leurs destins.
Qu’est-ce que ne pas être virulent ? Banaliser la part de racisme qui fait qu’à l’étranger, on reconnaît à peine la nature politique des revendications haïtiennes. Qui fait qu’on préfère parler de chaos et présenter les manifestations politiques comme la sortie anarchique de hordes de sauvages qui ont faim. Qui fait qu’on préfère parler d’assistance humanitaire plutôt que de poser des actions politiques et de prendre des positions en faveur des revendications politiques clairement exprimées par des milliers de citoyens.
Qu’est-ce que ne pas être virulent ? Banaliser les actes de répression sur les secteurs populaires. Quand des individus en uniforme de policiers se rendent coupables d’exactions dont le nombre ne fait que se multiplier. Quand l’évidence du processus de macoutisation de la police nationale devrait nous inquiéter tous, c’est à moi que quelques-uns voudraient demander des comptes plutôt qu’à son directeur général. Quand les libertés publiques sont menacées, quand on ne peut manifester sans être arrosés de lacrymogène, quand des arrestations arbitraires se multiplient. Parce que ces gens qui sont victimes de la répression ne parlent pas le même petit français maison que nous ? Parce que ces gens-là ont choisi de vivre dans les conditions dans lesquelles ils vivent ? Ou parce que, comme le dit Prévert, l’humanisme et le christianisme des salons se réduit à la formule : « Aimez-vous les uns les autres. Couci couça, c’est la réponse. » Parce que, l’autre, on peut penser un peu à lui, mais il ne faut surtout pas que cela contrarie notre reproduction, notre petit commerce, notre petit spectacle, nos petits grands revenus.
Et parmi les quelques-uns qui me font de la pub en m’accusant d’être virulent, je les ai connus bien moins timorés quand nous marchions ensemble pour obtenir le départ de Jean-Bertrand Aristide. Je ne les accuse pas d’avoir protesté contre la dérive autoritaire d’Aristide version 2002. En fait, je ne les accuse même pas d’un silence qu’on pourrait juger odieux. Je revendique simplement le droit de crier haut et fort que, en ce qui concerne l’étranger, toute politique qui supporte la présidence de Jovenel Moïse peut être soupçonnée de racisme et méprise les revendictions politiques et sociales du peuple haïtien. Je revendique le droit de crier haut et fort que, côté haïtien, seuls des intérêts économiques individuels et mesquins peuvent expliquer tout soutien à Jovenel Moïse. Je revendique le droit de crier haut et fort que ce pays ne peut pas produire du bien-être pour la majorité sans une ruprure radicale, un réformisme révolutionnaire (la formule est de Jean Jaurès), et que tout défenseur, haïtien ou étranger, d’une logique de continuité, ne comprend pas la société haïtienne ou ne veut pas qu’elle change.
Qu’est-ce que ne pas être virulent ? Se cacher derrière le prétexte que les leaders de l’opposition ne sont pas fiables, pour ne rien dire, ne rien faire ? Et surtout ne pas prendre le risque de déplaire ?
Qu’est-ce que ne pas être virulent ? Ne pas saluer le courage des jeunes qui ont lancé le mouvement petrochallengers ? Ne pas saluer le courage des militants de base des organisations politiques et populaires ? Les traiter de voyous ? Les considérer comme quantité négligeable qu’on peut tuer à l’envi ?
Qu’est-ce que ne pas être virulent ? Chercher à conforter ma petite vie dans une situation de pourrissement qui pourrait se terminer par les sempiternelles fausses élections et la perpétuation d’un système social qui n’est qu’exclusion, domination et exploitation ?
Si être virulent, c’est crier haut et fort que ce système ne peut plus produire de consensus auprès de la majorité et que seule la répression des droits de cette majorité peut le maintenir, et que toute personne, institution, organisme qui contribue au maintien de ce système sera objectivement complice de crimes contre peuple, alors, oui, je suis virulent et compte bien le rester.

Antoine Lyonel Trouillot
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