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« L’agressivité américaine est un bienfait inespéré mais pas forcément durable » pour l’Iran

lundi 6 janvier 2020 par Charles

Trois jours après l’assassinat par les Etats-Unis du général iranien Ghassem Soleimani, Allan Kaval, journaliste au « Monde », a répondu aux questions des internautes du Monde.fr sur la crise entre Téhéran et Washington.

Cortège funèbre en hommage au général Soleimani, le 6 janvier 2020, à Téhéran. ATTA KENARE / AFP
Trois jours après la mort, dans une frappe américaine, du général iranien Ghassem Soleimani, dans la nuit du 2 au 3 janvier, Allan Kaval, journaliste au Monde, a répondu aux questions des internautes sur les conséquences de cette opération menée à Bagdad.
Cedric : Y a-t-il un risque de guerre mondiale voire nucléaire si les Etats-Unis mettent leurs menaces à exécution ?
Allan Kaval : Dans le suivi de cette crise, il est préférable d’éviter d’échafauder des scénarios au conditionnel. Les tensions sont élevées, c’est certain. Les représailles promises par l’Iran aux Etats-Unis après la mort de Ghassem Soleimani n’ont pas encore pris forme. Par ailleurs, l’Iran ne dispose pas de l’arme nucléaire, même si le programme nucléaire civil iranien est bien à l’origine de la crise actuelle. L’escalade entre Washington et Téhéran a en effet pour point de départ la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire signé en 2015 entre l’Iran, les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France, l’Allemagne et l’Union européenne.
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UtopisteDebout : Pouvez-vous résumer l’historique des derniers faits qui ont mené à la situation actuelle depuis la fin du traité sur le nucléaire ?
Le traité sur le nucléaire iranien existe toujours, mais la crise actuelle a bien pour origine la décision américaine d’en sortir en mai 2018. La crise s’est accélérée un an plus tard, en mai 2019, avec le durcissement des sanctions économiques américaines qui empêchent l’Iran d’exporter son pétrole brut et privent donc Téhéran d’une large partie de ses revenus. C’est à cette période que la République islamique a décidé d’opposer à la politique de pression maximale menée par les Etats-Unis une politique de « résistance maximale ».
Cette stratégie s’est déclinée de deux manières :
sur le dossier nucléaire, l’Iran a commencé à se désengager progressivement de ses obligations, au rythme d’un désengagement tous les soixante jours depuis le mois de mai, sans pour autant sortir du traité. Le but était de faire pression sur les autres signataires, en particulier les Européens, pour qu’ils obtiennent de Washington un allégement des sanctions contre l’Iran.
Sur le plan régional, l’Iran a fait monter la pression sur les alliés des Etats-Unis. Cela s’est traduit, dès le printemps, par des attaques contre des pétroliers dans le détroit d’Ormuz. Le 14 septembre, des installations pétrolières stratégiques saoudiennes ont été visées par une attaque de missiles et de drones. Dans le même temps, les transferts de missiles et roquettes iraniens vers l’Irak, la Syrie et le Liban se sont poursuivis, au grand dam d’Israël.
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Au fil de cette période, les Etats-Unis paraissaient sur la réserve, sans réponse face à l’agressivité iranienne – les Iraniens étaient allés jusqu’à abattre un drone américain en juin. Avec le renouvellement d’attaques par des alliés de l’Iran de positions américaines en Irak, cette posture a changé. Les Etats-Unis ont fini par réagir de manière extrêmement forte en éliminant le général Ghassem Soleimani, ouvrant la voie à une escalade d’une tout autre ampleur.
Bertrand : Les assassinats de l’Iranien Qassem Soleimani et de l’Irakien Abou Mehdi Al-Mouhandis sont-ils légaux en droit américain ?
La question de la légalité de cet acte est l’objet d’un débat vif entre experts. Toutefois, les questionnements juridiques semblent avoir été sciemment écartés par le leadership américain, qui paraît plus enclin à fonder sa politique sur le rapport de force, et sur lui seul. Par ailleurs, si la Mobilisation populaire, qui regroupe les milices chiites affiliées à l’Iran, n’est pas considérée comme une organisation terroriste par les Etats-Unis, c’est bien le cas de Brigades Hezbollah, l’organisation d’Abou Mehdi Al-Mouhandis.
Lilioli : Est-il vrai que Donald Trump menace de commettre des crimes de guerre en s’attaquant à des sites culturels ?
Donald Trump a menacé à deux reprises (sur Twitter, au cours des derniers jours, puis dans un échange avec des journalistes) de prendre pour cibles des sites culturels iraniens. On ignore quels sites le président des Etats-Unis a en tête. Dans la mesure où ces sites ne sont pas utilisés à des fins militaires, les attaquer constitue en effet un crime de guerre selon la convention de Genève.
Nodruob13 : Pensez-vous que les Iraniens vont s’en prendre à Israël ?
Certains anciens responsables iraniens ont brandi la menace, dimanche, d’une attaque de grande ampleur contre Israël. Ces déclarations, qui ont été prononcées dans le cadre des funérailles de Ghassem Soleimani, paraissaient toutefois relever plutôt de l’effort rhétorique.

Les responsables iraniens déclarent en réalité envisager une riposte directe contre des intérêts militaires américains dans la région, et pas contre Israël. Il est intéressant de noter qu’Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah libanais, aligné sur Téhéran et en première ligne du camp pro-iranien face à Israël, n’a évoqué dans son discours de dimanche que des cibles américaines, et non israéliennes.
Damien : La Turquie en Libye, la Russie en Syrie, l’Iran en Irak, peut-on penser que les Etats-Unis perdent de leur influence au Moyen-Orient ?
Les Etats-Unis maintiennent une présence réduite en Syrie. En Irak, malgré le vote du Parlement demandant le départ des forces américaines, leur présence n’est pas mise en cause à très court terme. Il est toutefois important de noter que la volonté américaine de réduire l’influence iranienne dans la région s’est révélée contre-productive. L’assassinat de Ghassem Soleimani permet en effet au camp chiite de s’unir contre l’influence américaine en Irak et au régime iranien de rallier, malgré une récente vague de contestation, la population derrière lui en jouant sur la corde nationaliste.
Bp : Quelles pourraient être les conséquences de la loi demandant le départ des forces étrangères votée par le Parlement irakien ? La France a-t-elle des forces stationnées en Irak ?
Il ne s’agit pas d’une loi mais d’un texte non contraignant qui demande à l’exécutif irakien de prendre des mesures visant à organiser le départ des forces étrangères présentes sur le sol irakien. Actuellement, le gouvernement démissionnaire d’Adel Abdel Mahdi n’a pas la légitimité constitutionnelle pour renégocier les accords diplomatiques qui encadrent la présence de ces forces depuis 2014 dans le contexte de la lutte contre l’organisation Etat islamique. Il n’est pas certain que le gouvernement demande un départ complet.
La France a en effet des forces sur place. Avec les officiers qui opèrent dans le cadre de la coalition, les militaires français sont environ deux cents.
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Tday : Y a-t-il eu une prise de positions de la part des chefs d’Etat européens depuis la disparition du général iranien ?
Dans un texte commun, Paris, Berlin et Londres ont appelé l’Iran, dimanche, à retirer les mesures prises en violation de l’accord nucléaire après l’annonce par Téhéran de son désengagement sur la limite du nombre de centrifugeuses utilisées dans son programme civil. Les Européens n’ont pas condamné l’assassinat, même si Berlin s’est risqué à une critique timide de l’agressivité de Donald Trump. Ils ont en revanche appelé l’Iran à s’abstenir de mener ou d’apporter son soutien à « de nouvelles actions violentes », tout en appelant de leurs vœux une « désescalade ».
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habajépatoucompri : Les images des processions ce jour à Téhéran semblent illustrer un soutien massif du peuple iranien à ses gouvernants, dans le contexte de cette crise. Est-ce le cas ?
Le peuple iranien n’est pas une entité monolithique, mais il est absolument certain que l’assassinat du général Ghassem Soleimani et plus encore les menaces du président Trump, notamment sur des sites culturels auxquels tous les Iraniens sont attachés, n’ont pu qu’attiser la flamme nationaliste. Le régime iranien ne représente pas toute la nation iranienne, mais il a le monopole des armes qui pourront servir à la défendre. Il peut ainsi faire taire les divergences en son propre sein et bénéficier, de manière au moins temporaire, d’un soutien populaire face aux agressions extérieures.
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Cela est d’autant plus frappant que le régime iranien vient de faire l’objet d’un mouvement de contestation massif, en novembre, réprimé dans le sang, notamment par les gardiens de la révolution, le corps d’appartenance du général Soleimani. En un sens, l’agressivité américaine est un bienfait inespéré mais pas forcément durable pour le régime iranien, encore contesté de toutes parts il y a quelques mois.
Victor : L’armée iranienne représente-t-elle un risque, au moins pour les unités américaines stationnées dans la région ?
Du fait des sanctions qui pèsent sur elle, la République islamique ne dispose pas de forces conventionnelles très puissantes. En revanche, elle a pensé sa stratégie de défense sur le mode asymétrique. Supervisée par les gardiens de la révolution, elle est destinée à réaliser des actions de guérilla en dehors des frontières de l’Iran, et à l’intérieur en cas d’invasion.
Aziz : L’Iran est-il essentiel dans l’équilibre politique de la région et si oui pourquoi les Américains ont-ils fait fi de cette donnée ?
Les calculs des grandes puissances sont parfois assez triviaux. Donald Trump semble avoir décidé d’accélérer l’escalade pour ne pas paraître faible après être resté plusieurs mois sur la réserve face à des actions iraniennes hostiles aux Etats-Unis et à leurs alliés dans la région. Son administration pense pouvoir faire plier Téhéran en poussant le régime iranien au bord du gouffre, quitte à prendre le risque d’une conflagration militaire.
Allan Kaval


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