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« L’Iran va gâcher la campagne électorale de Trump »

vendredi 10 janvier 2020 par Charles

INTERVIEW. Chercheur à l’École militaire, Pierre Razoux estime que Téhéran va poursuivre ses opérations pour venger l’élimination du général Soleimani. Propos reccueilis par Armin Arefi
Publié le 09/01/2020 à 10:40 | Le Point.fr

Lors d’une allocution depuis la Maison-Blanche, le président américain Donald Trump a annoncé son refus de riposter aux frappes de Téhéran contre des bases abritant des soldats américains en Irak.

Une guerre ouverte entre les États-Unis et l’Iran a été évitée. En renonçant à riposter aux frappes iraniennes qui ont visé mercredi deux bases abritant des soldats américains en Irak sans faire de victimes, Donald Trump semble avoir refermé la phase actuelle de tensions extrêmes entre Washington et Téhéran, suscitée par l’élimination du général iranien Qassem Soleimani le 3 janvier à Bagdad. Mais le refus américain de s’engager dans une escalade incontrôlable ainsi que l’annonce iranienne de la fin des opérations militaires de « vengeance » enterrent-ils le risque d’un conflit entre les deux pays ?
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Directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), Pierre Razoux est un éminent connaisseur du Moyen-Orient. Dans une interview au Point, l’auteur de La Guerre Iran-Irak (Perrin, Tempus, 2017) estime que l’Iran va continuer à riposter de façon plus discrète pour affaiblir le président américain en campagne.
Le Point : La décision de Donald Trump de ne pas frapper l’Iran clôt-elle la séquence de tensions avec l’Iran ?

Pierre Razoux est directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), et auteur de La Guerre Iran-Irak (Perrin, Tempus, 2017).
© DR
Pierre Razoux : Non, il convient de rester très prudent. Maintenant que le régime iranien a sauvé la face, il va très probablement planifier la véritable réponse, qui pourrait être discrète et non revendiquée, comme une frappe via des milices manipulées par Téhéran, un attentat ou l’élimination d’un haut responsable sécuritaire américain, peut-être même un retraité, n’importe où sur la planète, pour faire passer le message que le pouvoir iranien ne pardonne rien. Du côté américain, il est probable que la guerre clandestine et cybernétique s’amplifie, avec les risques de dérapages que toutes ces actions peuvent entraîner.

Quel rôle exact la modération de la réponse iranienne de mercredi matin a-t-elle joué dans la décision américaine ?
Une fois encore, les Iraniens ont montré qu’ils restaient d’excellents joueurs d’échecs qui maîtrisent à la fois le timing et le tempo de leurs actions très bien coordonnées. Bien sûr, cette première riposte limitée était certainement calibrée finement pour ne pas franchir les lignes rouges de Donald Trump, tout en le questionnant sur sa stratégie.

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Cette riposte de Téhéran vous a-t-elle surpris ?
Non, une réponse était indispensable d’un point de vue iranien. Et ils l’ont fait de manière visible et assumée, car, sur le court terme, cette riposte attendue et minimale était indispensable en termes de crédibilité pour laver l’affront de l’élimination de Qassem Soleimani devant l’opinion publique iranienne et moyen-orientale.

Nous sommes clairement dans une partie d’échecs et nous n’en sommes qu’au début.
Ces frappes représentent-elles un succès pour l’Iran ?
Si le nombre nul de victimes est confirmé, c’est un beau coup pour l’Iran. Téhéran aura réussi à riposter de manière visible sans pour autant franchir les lignes rouges de Donald Trump, à savoir « pas de morts américains ». Ainsi, la désescalade pour laquelle il a opté représente une victoire-symbole des Iraniens sur le terrain.
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La phase de tensions actuelles est-elle refermée ?
Nous sommes clairement dans une partie d’échecs et nous n’en sommes qu’au début. Les Iraniens veulent voir si Donald Trump est un bon joueur. Si celui-ci avance imprudemment ses pions, alors les Iraniens peuvent améliorer leur position. À mon sens, les Iraniens vont continuer à riposter, mais là où on ne les attend pas. De façon visible pour gâcher la campagne électorale de Donald Trump et lui faire payer très cher l’élimination de Qassem Soleimani. Mais surtout de manière discrète et moins assumée. Ainsi, je suis certain que, dans les mois qui viennent, les Iraniens feront tout pour éliminer très discrètement un ou plusieurs responsables américains afin de faire passer un message de fermeté à Washington.
Quelle conséquence la mort de Qassem Soleimani a-t-elle pour le régime ?
Ce qui est sûr, c’est que l’élimination de Qassem Soleimani a malgré tout servi le régime iranien. Il lui permet de ressouder les rangs en Irak et en Iran, tout en affichant un front uni. Paradoxalement, sa mort sert tout autant le régime iranien que s’il était vivant. Le fait de l’éliminer de cette manière permet à la République islamique d’engranger davantage de soutiens qu’auparavant. Là-dessus, il faut dire que les Iraniens ont réalisé une très bonne opération de communication à l’étranger en inondant les télévisions occidentales d’images de foule, et en ne s’appesantissant pas sur la bousculade qui a coûté la vie à au moins 50 personnes lors des funérailles du général mardi dans sa ville natale de Kerman. Le but était de montrer à l’international la détermination de tout le peuple iranien derrière ses dirigeants face à cette « agression » directe des États-Unis, et par extension celle du régime face à Donald Trump. C’était aussi un moyen de dire : « Notre peuple est prêt au martyre si vous nous attaquez, nous n’avons pas peur de vous ! »
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La mort du chef de la force Al-Qods va-t-elle enrayer la politique iranienne au Moyen-Orient ?
À mon avis, rien ne va changer. Tous ceux qui présentaient Qassem Soleimani comme le numéro deux du régime iranien méconnaissent totalement le fonctionnement de la République islamique. Ce n’est absolument pas le cas. Il n’était que l’atout maître dans la main du guide, un peu comme le 21 d’atout au jeu de tarot, permettant de remporter le pli le plus important. Mais, même s’il a perdu Qassem Soleimani, il reste au guide d’autres atouts, certes un peu moins puissants, mais qui restent néanmoins forts. Cela ne devrait donc pas fondamentalement changer la donne régionale.
Mais la mainmise de l’Iran sur l’Irak et le Liban n’est-elle pas remise en cause aujourd’hui par les manifestations qui secouent ces deux pays ?
Dans un Moyen-Orient qui redéveloppe une vision ultranationaliste, s’en prendre à une figure symbolique, c’est renforcer l’unité de la population derrière le régime. Par ailleurs, dans ce moment d’émotion, Téhéran envoie un message fort à l’Irak, à la Syrie et au Liban : vous n’avez pas d’autre choix que de montrer un signe d’amitié et de loyauté envers Téhéran, au risque de provoquer le courroux de la République islamique. À court terme, cela va donc renforcer la position iranienne au Levant.
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Et sur le plus long terme ?
Lorsque la pression iranienne sera retombée, l’élimination de Qassem Soleimani pourrait finir par inciter des milices locales, comme le Hezbollah, à davantage d’autonomie qu’auparavant. Le général iranien, en étant l’atout maître du guide suprême, était respecté de tous. Il n’est pas certain que son successeur à la tête des forces Al-Qods, le général Ismail Kaani, aura la même capacité à fédérer les milices. Surtout qu’en éliminant Qassem Soleimani de cette manière les États-Unis sont parvenus à rehausser leur politique de dissuasion conventionnelle qui s’était dégradée au cours de l’année 2019, et à montrer que personne n’est à l’abri de la vindicte américaine.


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