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Leur 12 janvier 2010, leur 12 janvier 2020 :...

lundi 13 janvier 2020 par Charles

Le 12 janvier 2010, un tremblement de terre ravageait le pays, faisant 200 000 morts et blessant 300 000 personnes. Quatre témoins racontent leur décennie. Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée

Leur 12 janvier 2010, leur 12 janvier 2020 : les Haïtiens témoignent

Publié le 12/01/2020 à 12:14 | Le Point.fr

En 2014, Fokal a fait appel à l’artiste Pascale Monnin pour la réalisation d’une œuvre destinée au mémorial du parc de Martissant.

© Roberto Stephenson
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Dix ans après le séisme du 12 janvier qui a meurtri la terre haïtienne, ces quatre témoignages bouleversants montrent le terrible statu quo du pays et de l’état d’esprit de ceux qui, de l’intérieur comme de l’extérieur d’Haïti, ont vécu cette décennie muette, demeurant dans l’attente d’un futur incertain. Comme le disait l’écrivain Lyonel Trouillot, dont nous redonnons à lire deux chroniques parues en 2010 sur le site du Point puis réunies dans le livre Haïti parmi les vivants (Actes Sud-Le Point, 2010) : « Mais pour le pays, le pire est de ne pas sortir du pire. Le pire : ne pas changer ce qui mérite d’être changé, ne pas créer plus de justice, de bien-être et d’équité ; et perdre ce qui fait ses fondements humains : solidarité, principes humanistes de sa culture (tout moun se moun).  » Par leurs engagements, nos témoins, et tant d’autres, prouvent du moins que tous les principes ne sont pas enterrés sous les décombres.

Frantz Duval, directeur de la rédaction du quotidien haïtien Le Nouvelliste 

Mon 12 janvier 2010 est une belle journée. Jusqu’à 16 h 53, quand la chose se produit. Au début, je ne sais pas de quoi il s’agit. Je n’ai aucune idée de l’ampleur de la catastrophe. Je suis au Champ-de-Mars, à l’hôtel Le Plaza, au cœur de Port-au-Prince. En ce lieu, il n’y a pas de dégât. Quand je sors, c’est d’abord la nappe de poussière qui recouvre la place qui m’impressionne. Et les gens à genoux en train de prier. Les chauffeurs ayant abandonné leur véhicule en pleine rue, la circulation automobile est impossible. Je décide de me rendre à pied au journal Le Nouvelliste, situé à quelques rues. Il n’y a ni pleurs ni cris. Pas encore de panique. Simplement de la stupeur. À deux pas, c’est l’image de l’immeuble de sept étages de la Direction générale des impôts (DGI) étalé comme des dominos disloqués qui me frappe. Je me dis que c’est sans doute le vieux building, le premier du genre, construit dans les années 60, qui s’est effondré et qui a causé ce bruit inédit, le goudougoudou, entendu pendant que la terre tremblait. Pour moi, ce n’est toujours pas un séisme. Je ne pense ni à la durée ni à l’amplitude des secousses. Convaincu qu’il s’agit d’un nouvel immeuble mis à terre par les ans et les malfaçons. Puis, mon regard tombe sur le Palais national... à genoux. Les dômes majestueux de l’édifice reposent sur des colonnes cassées. À cet instant, je comprends enfin que la catastrophe est inimaginable. Le Palais est le symbole suprême en Haïti. S’il est à terre, tout le reste a dû suivre, me dis-je. Et je commence à chercher les miens. Ma famille. Cela va prendre du temps. Chaque étape ralentit le pas vers une autre adresse. Chaque mauvaise nouvelle nous empêche de penser à la suivante. Le téléphone marche mal. Internet est encore un luxe rare. Il faut faire du porte-à-porte. Une semaine après, entre ma fille ensevelie douze heures sous les décombres de la radio que je dirige, cinq de mes collaborateurs qui meurent des suites de leurs blessures et la mort atroce de plusieurs de mes amis que j’apprends au compte-gouttes, le séisme du 12 janvier 2010 prendra du temps pour m’atteindre vraiment. Que de morts sans deuil, de funérailles sans public, de souvenirs emmêlés et de douleurs emmurées dans les décombres de Port-au-Prince !

Mon 12 janvier 2020 sera jour de bilan d’une décennie perdue. Je serai à la radio Magik 9, reconstruite après s’être effondrée sur son personnel en 2010, elle organise une émission spéciale. Je dirai les mots du souvenir pour les collaborateurs décédés des suites du séisme : Georges Anglade, Djimps Diomêtre, Sarah Délince, Jean Robert François, Ronald Duplessy et tous les autres parents, amis et connaissances partis il y a dix ans. Magik 9 programme ce 12 janvier une suite de témoignages, d’avis d’experts et de perspectives. On reviendra sur la reconstruction volée par les donneurs d’aide et ceux chargés de la réceptionner ; on établira la liste des institutions devenues plus faibles et celles qui essaient de se relever ; on épiloguera sur la mauvaise gouvernance qui a prospéré en dix ans et sur la plus grande catastrophe qui nous attend la prochaine fois. Chaque 12 janvier, je visite un mémorial. Un de ceux érigés par des institutions privées. Je ferai sans doute un détour pour me recueillir à celui de l’hôtel Montana, simple et digne place de douleurs et de vies. Je penserai aux amis disparus et aux occasions manquées. Et enfin, je réciterai mon petit poème personnel :

Vive la vie

La mienne

La tienne

Celle de ceux

Et de celles

Que toi et moi

Avons aimés
Et qui sont partis

Avant nous.

Vive la vie

Toi et moi

Faisons de notre mieux

Pour qu’ici et ailleurs

Soient meilleurs

Qu’ils ne l’étaient

Avant que ceux

Et celles

Que nous aimions

Ne soient partis.

Vive la vie

La mienne

La tienne

La leur.

Josette Bruffaerts-Thomas, fondatrice de l’association Haïti Futuï
Mon 12 janvier 2010. D’abord, le choc, l’annonce du pilote : tremblement de terre sur Haïti. Nuage de poussière depuis le hublot de l’avion d’Air Caraïbes qui devait atterrir à 15 h 45 à Port-au-Prince et qui est arrivé avec une heure de retard sur la piste à l’escale. Heureusement. J’ignorais tout de l’étendue du désastre, et que je survolais plusieurs centaines de milliers de cadavres. Depuis ma chambre d’hôtel ensuite, le sentiment d’apocalypse en voyant les images de la cathédrale, du palais national, des maisons éventrées… Les entrailles. La panique. Je pense aux parents, aux amis, à la population. J’ai tout de suite compris que si j’y ai survécu, c’est pour une raison spéciale, et aussi que le nombre de morts n’était pas lié au séisme mais à la mauvaise gouvernance (pas de normes, pas de contrôles des constructions) et à la mauvaise qualité de l’éducation et de la formation des professionnels du bâtiment. Donc mon investissement futur était clair : l’éducation.
Mon 12 janvier 2020. L’heure est au bilan. Contrasté : 1. Du côté des pouvoirs publics, un goût plutôt amer au vu de la situation encore plus chaotique et plus misérable de la population. Beaucoup de colère contre ceux qui ont dilapidé les fonds destinés à la reconstruction. Une grande déception face à la situation actuelle du pays livré aux milices et aux gangs armés. Mon voyage du 14 janvier que j’ai dû annuler à cause des incertitudes du 13 janvier, fin du mandat des parlementaires. 2. Du point de vue personnel, le sentiment d’avoir accompli mon devoir envers les vivants et les morts en ayant mobilisé des volontaires et consacré, à travers l’association Haïti Futur, dix ans de ma vie à améliorer la qualité de l’éducation dans plusieurs centaines d’écoles, particulièrement dans les écoles isolées du pays au moyen notamment de la technologie. Cinquante mille enfants concernés. Formation au numérique d’environ 2 000 enseignants. Des bourses d’études pour huit jeunes en France. Des appuis à de jeunes entrepreneurs en Haïti. Le sentiment de boucler une étape de ma vie. Un rapport d’évaluation externe est sur mon bureau à la veille du 12 janvier. Un questionnement : quel avenir pour Haïti ?

Gary Victor, écrivain
Mon 12 janvier 2010. Ce fut la matérialisation d’un cauchemar. On sentait que la catastrophe allait arriver, il y avait de petites secousses depuis quelques mois. Mais dans un pays avec une gouvernance aussi réduite, on n’avait préparé personne à une secousse sismique d’une telle envergure. Cela a été pour moi une grande douleur. J’ai perdu tant d’amis. J’ai vu tant de vies s’éteindre. Mais aussi une grande colère, à constater comment la machine de la corruption si bien huilée prenait de la vitesse en profitant de la détresse de la population. Il y a eu tout d’abord la manipulation des chiffres. Le nombre des victimes multiplié par trois pour attirer une aide qui allait faire la fortune des petits vautours haïtiens et des grands vautours étrangers.
Mon 12 janvier 2020. On est toujours dans le même cauchemar. Porto Rico nous rappelle que nous sommes dans un espace géographique fragile. L’État haïtien n’existe que sur la base d’une corruption généralisée au profit des prédateurs traditionnels. On a un gouvernement de bandits et d’escrocs soutenus par les États-Unis d’Amérique et ses alliés occidentaux. Les mêmes vautours se frottent les mains en attendant la même catastrophe. Et le peuple haïtien est livré à lui-même.

Daphnée Jeudy, administratrice du festival de théâtre Quatre Chemins

Mon 12 janvier 2010. Quand la terre a secoué, je croyais que c’était une attaque sur la faculté, car j’étais en cours au second étage. On venait tout juste d’assassiner un professeur de la faculté des sciences humaines, et moi, j’ai pensé à cela. Tous les étudiants couraient vers la sortie, c’était la bousculade et le chaos, sans savoir ce qui se passait vraiment. En arrivant dans la cour de la faculté (tellement étourdie qu’il ne me restait qu’un de mes souliers), j’ai demandé à l’un des étudiants : penses-tu que je peux remonter pour récupérer mon soulier ? Il m’a dit qu’il ne pensait pas que ce soit fini. Et je suis sortie. C’est à ce moment que j’ai pu voir la ville détruite, de la poussière partout, des cris, des gens qui marchaient hébétés, qui cherchaient. Et comme eux, tout ce qui m’intéressait désormais, c’était de retrouver ma famille. Je marchais aussi vite que possible. Et en cours de route, j’ai retrouvé ma mère les deux bras par-dessus la tête, en catastrophe, qui venait me chercher. Maintenant, il fallait avoir des nouvelles des autres membres de la famille. Et j’ai appris que ma sœur avait perdu ses deux fils, que le voisin a perdu son fils et la liste des proches morts continuait d’augmenter jour après jour…
Mon 12 janvier 2020. C’est la peur des dates historiques ou politiques. Comment sera le 7 février, le jour qui marque le début de la transition démocratique en Haïti avec le départ le 7 février 1986 du dictateur Jean-Claude Duvalier ? Et qui est aussi le jour de la prise de fonction du président Jovenel Moïse, il y a trois ans ? Depuis plus d’un an, nous sommes plongés dans une instabilité politique et on utilise les dates historiques pour déclencher le blocage systématique du pays. Pour le moment, c’est plus ou moins calme. Mais le pays va-t-il garder ce moment de répit qu’il connaît depuis fin novembre, et qui a plus ou moins permis aux enfants d’aller à l’école après trois mois ? Comment sortir de ce climat d’insécurité et d’instabilité ? Comment endiguer la corruption qui mine partout Haïti ? Pour moi, 12 janvier 2020, c’est la peur d’un pays bloqué sans suite et plein de questions auxquelles je n’ai pas vraiment de réponses. Et comme tous, je me sens impuissante face à tout cela.


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