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Castera, l’homme qui mérite l’éternité

jeudi 30 janvier 2020 par Charles

Tant qu’il était vivant, nous pouvions nous payer le luxe de le croire mortel, « accessible », comme il l’écrivait dans un poème devenu un texte-culte. Paresseusement, nous le pensions à notre portée, ordinairement humain. Son œuvre nous émerveillait déjà. Mais il était là, faussement bougon, sourire moqueur devant une bêtise, disponible pour lire des textes inférieurs aux siens, agité, dynamique, amateur de sucreries et de Cola Couronne, blagueur et colérique. Sa présence parmi nous, dans notre petit présent, nous masquait la vérité : le domaine de vie de Georges Castera, c’est l’éternité.
Sa mort nous prive de « cette chair mortelle ». Nous ne le verrons plus sourire. Il avait un beau sourire. Mais rien ne nous protégera désormais de l’obligation d’affronter une intention humaine et une œuvre littéraire qui, dans leur radicalité et leur beauté, nous interpellent et ne portent ni concessions ni évitements.
Les mots de Georges, sa langue, font la preuve de la radicale souveraineté de la poésie. Contre tous les ordres et les pouvoirs. Il faut un grand poète pour dire que la poésie est un langage qui trouve sa nécessité, sa vérité dans sa plongée dans l’immédiateté des choses de ce monde. En faire la preuve par le texte. Moderne, technique, réaliste, surréaliste, exerçant un incroyable pouvoir de convocation sur les rythmes et les images, Georges Castera a donné vie en créole et en français à des centaines de ces êtres semblables et différents, singuliers et universels avec lesquels nous sommes appelés à vivre : les poèmes.
Rien du pire que les hommes font aux hommes et à la nature n’échappait à sa vigilance. Le pain qui manque, la sueur sous-payée du travailleur, la saleté de mer qui mouille la baie de Port-au-Prince, les pouvoirs corrompus, la misère qui « coule son café » de Rankit à la Place Sainte-Anne en passant par Fort-Liberté, les rues dans lesquelles on « tire lamentablement », les coupables qui ont versé le sang, pillé les caisses publiques, « koupab wi yo koupab… ».
Et l’éloge constant de la force du vivant : le désir, l’amour libre, la révolte, le juste partage des eaux et du pain, l’invention d’un langage sans béni-oui-oui ni formules toutes faites. Georges, c’est une modernité poétique et une conscience sociale comparables à celles de Neruda, Hikmet, Eluard, Ristos… Georges, c’est dans la poésie haïtienne l’idéal révolutionnaire, la condition et la voix des dominés ne s’avouant jamais vaincus, « des mornes derrière les mornes grimpant encore plus haut », de tout le bien que nous sommes capables de nous faire, que nous nous ferons quand nous aurons trouvé les mots et les gestes.
Proche, si proche, si fraternellement présent, de dévouement et de rigueur, de sévérité joyeuse et de tendresse pudique, que nous le pensions à nous. Pendant longtemps, nous l’aurons volé à l’éternité. Elle a repris des droits. Pour y célébrer son entrée, il mériterait la fête que Paris offrit à Hugo, les honneurs que Ramallah a offerts à Darwich. Poète de toutes les révolutions et de toutes les libérations, pourfendeur de toutes les aliénations, il nous lègue assez de poèmes pour faire une vie de peuple.
Ne pleurons pas un poète. Un faiseur de petites étoiles éloignées de la terre. « Pwèt » ou « poèèèt », écrivait-il, moqueur, loin de toute folie statutaire, péteuse ou moitrinaire. Il savait que « mwen ki tankou on riyèl wòch ki pa mennen okenn kote », « si m louvri bouch mwen se pa ka pou dyòlè mwen fè l ». « Bonté avant beauté », disait-il. Il était le poète des clameurs populaires. Une voix de tête, lucide et batailleuse. Que tous le citent et le récitent. Pour rendre au peuple ce qui appartient au peuple, sortons les tambours, les vaccines, les bandes à pied, les dominos. Que, sur les places, les enfants amènent les toupies et donnent du fil aux cerfs-volants. Accrochons des arcs-en-ciel aux fenêtres et appelons les tresseurs de rubans, les « majòjon », les reines chanterelles… Georges Castera est mort. Libre de sa carcasse, sa poésie désormais appartient à la rue. Lui qui aimait tant marcher, elle est sa voie royale pour entrer dans l’éternité.

Antoine Lyonel Trouillot


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