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L’ennui, très tendance

mercredi 25 mars 2020 par Charles

Vogue de livres faisant l’éloge de l’ennui. Signe de nos temps accaparés par des écrans, sur lesquels défilent des informations sans intérêt.

Dans un zoo de thaïlande, le tigre s’ennuie...• Crédits : Chaiwat Subprasom - Visactu
Le croiriez-vous ? On écrit beaucoup, ces temps-ci, sur l’ennui. La prestigieuse collection « Reader » chez Routledge, qui consacrait des volumes collectifs à étudier les grands auteurs, se penche dorénavant sur des sujets plus tendance comme la littérature diasporéique, les queer studies, la science-fiction dans la perspective de la cultural theory. Hé bien Routledge vient de publier un ouvrage collectif intitulé The Boredom Studies Reader : Frameworks and Perspectives. Manuel de lecture des études de l’ennui : structures et perspectives. Ca donne envie, non ?
Les contributions, toutes très savantes, sont regroupées en 5 parties affriolantes. Jugez-en par leurs intitulés : ennui et subjectivité, ennui et culture visuelle, l’ennui dans le monde techno-social, l’ennui et ses mécontents, les futurs de l’ennui. Courez l’acheter !
Il y a une manière d’aborder l’ennui de manière positive. C’est celle d’Andreas Elpidorou, assistant professeur de philosophie à l’Université de Louisville. L’ennui est précieux, écrit-il sur le site Aeon, même s’il n’y a rien de particulièrement gratifiant dans le fait de s’ennuyer. Et de développer la théorie de l’ennui-signal. Je résume. L’ennui naît d’un sentiment de décalage entre nos besoins de stimulation, notre soif de nouveauté et une situation insatisfaisante. Face à des activités répétitives et monotones, à des situations lassantes par leur familiarité, nous ressentons soudain une lassitude. Ou bien, nous sommes mêlés à une discussion qui manque, pour nous de sens, à une de ces réunions de travail dont rien de neuf ne sortira. Notre esprit se met à vagabonder. Notre perception du temps s’altère. Il nous paraît ralentir. Nous ressentons une fatigue inexpliquée.

Cette alarme interne est bénéfique : elle nous avertit d’avoir à rechercher une situation qui retrouve, à nos yeux du sens, et nous restitue la sensation de plénitude à laquelle nous aspirons légitimement.
Pourtant, Elpidorou reconnaît que l’ennui a toujours eu ses défenseurs, en particulier du côté des philosophes. Je me souviens d’un spécialiste de Hegel qui terminait fréquemment ses cours, à la Sorbonne, par cette sentence : « l’ennui n’est pas une objection ». Une manière élégante d’admettre qu’en effet, son cours n’était pas des plus distrayants. Bertrand Russell, de son côté, a écrit que savoir supporter l’ennui était essentiel à une vie heureuse. Et Nietzsche attribue à l’ennui des vertus créatives. Chez Proust, c’est souvent sur un fond d’ennui, que surgissent les révélations les plus bouleversantes. Et Joseph Brodsky a écrit que l’ennui était « une fenêtre ouverte sur l’infini du temps. » C’est, là encore, sur ce fond d’éternité que s’inscrit la finitude de nos vies et la futilité de nos actes. Dernière citation et j’arrête ; elle est de Pessoa : « L’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. »
Par un curieux hasard, deux auteurs portant le même nom viennent de commettre des livres consacrés à l’ennui. Sandi Mann, une psychologue britannique, signe un essai « The Upside of Downtime : why boredom is good » (Du bon côté du temps mort : pourquoi l’ennui est bon). Et une universitaire américaine spécialiste de l’art contemporain, Mary Mann, publie Yawn : Adventures in Boredom. Bâillement : Aventures en ennui… Prometteur, non ?
Bizarrement, remarque la seconde, la culture occidentale est passée d’une condamnation sans appel de l’ennui à son apologie. De péché mortel, qu’il était pour Thomas d’Aquin, voilà l’ennui devenu synonyme de désengagement, de vacuité propice à la méditation et à la reprise de contrôle sur soi-même. Souvenons-nous aussi de l’ennui chic à la Andy Warhol, sorte de passivité indifférente, opposée aux stimulations esthétiques et mondaines et témoignant d’un « tout-se-vaut » supérieur.
Les moines du Moyen-Age avaient nommé « acédie », l’ennui qui les étreignait en les éloignant de la prière et des tâches quotidiennes. Cette mélancolie (on dirait de nos jours « dépression »), cette indifférence, cette lassitude qui leur faisaient prendre en horreur leurs vies cloîtrées étaient aussi appelées « démon de midi ». Car c’est au milieu de la journée que le temps, mesuré au mouvement du soleil au-dessus des têtes, semble s’écouler le plus lentement. Il est probable que la Melancolia de Dürer témoigne aussi de cette fatigue d’exister.
L’ennui contemporain est alimenté par les écrans sur lesquels nous passons dorénavant une partie dévorante de nos existences. Il faut nous voir faire défiler des messages censés alimenter notre curiosité, des informations dépourvues d’intérêt et, pour cette raison, constamment renouvelées ! D’où la vogue des livres pratiques, nous exhortant à « ralentir », à « décrocher », à « faire le vide », à nous « désintoxiquer des écrans addictifs. Il s’agit d’échapper à l’extraordinaire frustration que provoque le défilé des gazouillis de Twitter et des proclamations de Facebook, de ces emails qu’on n’a jamais fini de dépouiller, puisqu’il en tombe tout le temps de nouveaux…
John Cage disait : « si quelque chose est ennuyeux sur deux minutes, faites le durer quatre minutes. Si c’est encore ennuyeux, essayez huit, 16, une demi-heure. A la fin, ce n’est plus ennuyeux, c’est devenu intéressant." Cage avait étudié le bouddhisme zen et découvert les pouvoirs hypnotiques des mantras, les vertus de la répétition.
En espérant ne vous avoir pas trop ennuyés…


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