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Journal de crise des blouses blanches : « Il y a encore beaucoup de choses qu’on ne sait pas sur cette maladie »

mercredi 1er avril 2020 par Charles

Billet de blog
Collectif
« Le Monde » donne la parole, chaque jour, à des personnels soignants en première ligne face au coronavirus. Ils racontent « leur » crise sanitaire. Episode 7.

AGATHE DAHYOT / LE MONDE D’APRÈS ISTOCKPHOTOS
I
ls travaillent à l’hôpital ou en médecine de ville, ils sont généralistes, infirmières, urgentistes, sages-femmes : une quinzaine de soignants, en première ligne face à la pandémie de Covid-19, ont accepté de nous raconter leur quotidien professionnel. Chaque jour, dans ce « Journal de crise », Le Monde publie une sélection de témoignages de ces « blouses blanches ».
« Un patient de 61 ans a fugué ! Il en a eu marre, il n’avait plus qu’une petite dose d’oxygène »
Thomas Gille, 38 ans, pneumologue à l’hôpital Avicenne, Bobigny (Seine-Saint-Denis)

Thomas Gille, pneumologue à l’hôpital Avicenne, Bobigny (Seine-Saint-Denis). THOMAS GILLE
« Jeudi, j’étais “bed manager”, c’est-à-dire que j’avais le bip qui centralise les appels pour gérer les patients entrants et sortants liés au Covid-19. Mon téléphone a sonné en permanence, on a fait dix entrées, renouvelé un tiers de l’unité coronavirus ; le turn-over est de plus en plus important. Personne ne reste très longtemps chez nous, en ce moment. Soit ils s’améliorent vite, soit ils s’aggravent et vont en réanimation.

Comme il n’y a plus une seule place libre en réanimation en Seine-Saint-Denis, on a transféré deux patients en Seine-et-Marne et un dans Paris intra-muros.
Parmi eux, un monsieur sexagénaire dont la femme était aussi hospitalisée chez nous. Elle a pu rentrer chez elle en début de semaine parce que son état s’était amélioré. En revanche, pour son mari, ça s’est aggravé, sans toutefois qu’il ait besoin d’être intubé. Mais il est parti en réanimation au cas où. On a senti leur famille extrêmement anxieuse, c’est difficile d’avoir deux proches hospitalisés et des évolutions qui ne vont pas dans le même sens.
« Chaque service de réanimation essaie d’ouvrir des lits supplémentaires mais souvent, ce qui bloque le plus, c’est de parvenir à engager des infirmier(ère)s et aides-soignant(e) s pour surveiller les patients »
Les autres patients déplacés pour libérer de la place sont soit allés dans un service dit post-aigu qui gère les fins d’hospitalisation, soit sont directement rentrés chez eux parce qu’ils allaient très bien.
Il y en a même un qui a fugué en fin de journée ! Ce patient de 61 ans en a eu marre, il a pris ses affaires et est parti à un moment où on était occupé dans d’autres chambres. Il n’avait plus qu’une petite dose d’oxygène, on lui avait dit qu’il serait probablement sortant ce week-end, donc il n’a sans doute pas pris beaucoup de risques médicaux pour lui, mais il en a pris un peu pour les autres. Il est parti sans protection, il était encore un peu contagieux, on aurait préféré qu’il rentre chez lui en ambulance et qu’on soit certain de pouvoir arrêter l’oxygène.
Le week-end promet d’être critique. Chaque service de réanimation essaie d’ouvrir des lits supplémentaires mais souvent, ce qui bloque le plus c’est de parvenir à engager des infirmier(ère)s et aides-soignant(e)s pour surveiller les patients. Si les établissements n’arrivent pas à augmenter leur offre de soins en réanimation, toute la région va être saturée. Il y a une vraie inquiétude : où est-ce qu’on va faire de la réanimation dans les jours qui viennent ? On ne sait pas si on trouvera les solutions assez vite et si ça sera suffisant. »
« Si je pouvais me passer de la Bétadine au Kärcher avant de rentrer chez moi, je le ferais ! »
Julie Oudet, 39 ans, médecin urgentiste au SAMU de Toulouse (Haute-Garonne)
« Vendredi 27 au matin, c’était calme aux urgences. Les collègues m’ont envoyée de force m’allonger, mes cernes se voyaient même sous le masque. Je m’étais levée fatiguée, avec le nez qui coule, je me suis dit, ça y est c’est le Covid-19. Et puis en rentrant chez moi le soir, je n’étais plus malade. Comme d’habitude pour moi, il suffit d’une journée de boulot et ça va mieux ! Quand on y est, on y est, on ne sent plus la fatigue. Après, c’est ce que je craignais : lorsque j’ai vu le soir les chiffres de l’Agence régionale de santé (ARS), le calme chez nous, c’est parce qu’il y a plein de malades en réanimation…
« La semaine dernière était tellement chargée que je n’ai quasiment pas vu ma famille. Ma mère est là. C’est “l’arrière-garde”, je ne pourrais pas effectuer ma mission sans elle »
J’ai un collègue confiné chez lui, malade. Je le remplace aujourd’hui pour une demi-garde au SAMU. On le charrie en lui disant qu’il a un “rhume d’homme” ! Mais je sais très bien qu’il est en train de bosser du fond de son lit, à relire des protocoles.
La semaine dernière était tellement chargée que je n’ai quasiment pas vu ma famille. Ma mère est là, venue de Provence, juste avant le début du confinement. C’est “l’arrière-garde”, je ne pourrais pas effectuer ma mission sans elle. J’ai un compagnon qui gère déjà énormément de choses au quotidien, il est en télétravail, se retrouve avec les deux filles, dont un bulldozer à bouclettes de 4 ans !
Bien sûr on a réfléchi aux risques de contamination, pour ma mère, mais elle comprend les risques, et c’est simple, elle a dit : “Même si c’est la fin du monde et qu’on doit tous mourir, ma place est avec vous…” Dès les premiers jours, on a mis en place les gestes barrières. C’est sûr que ce n’est pas facile quand on revient des urgences. Si je pouvais me passer de la Bétadine au Kärcher, je le ferais ! »
« Cette semaine, à mon cabinet, la grande interrogation des patients portait sur la chloroquine »
Laurent Carlini, 33 ans, médecin généraliste et urgentiste à Ajaccio (Corse-du-Sud)

Laurent Carlini, médecin généraliste et urgentiste à Ajaccio (Corse-du-Sud). LAURENT CARLINI
« A l’hôpital d’Ajaccio, on est sur le fil, c’est une question de jours. Pour nous, c’est nouveau, la prise en charge de ces patients atteints de Covid-19. Pour le protocole d’habillage, c’est tout un pataquès, mais on commence à être rodés. C’est une étape cruciale qui me prenait six à sept minutes au début. Maintenant j’ai gagné en efficacité, je vais plus vite.
« La bonne nouvelle, c’est qu’en ville, certains de mes patients malades du Covid-19 ont guéri »
Cette semaine, à mon cabinet, en ville, la grande interrogation des patients portait sur la chloroquine. Avec la médiatisation, ce médicament [promu par le chercheur Didier Raoult contre le Covid-19] est devenu très populaire. La demande revenait en permanence : “Est-ce que vous pouvez m’en prescrire ?” Or non, c’est strictement interdit d’en prescrire en ville, c’est uniquement à l’hôpital, pour les patients ayant besoin d’oxygène.
Sur le plan personnel, je dois aussi gérer l’angoisse de mes proches. Mes parents et mon frère s’inquiètent pour moi, ils savent que j’ai deux fois plus de risques de contracter le Covid-19 en travaillant à la fois à l’hôpital et en ville. Je les rassure au maximum, mais on voit que statistiquement, de plus en plus de jeunes sans antécédent sont touchés, même s’ils sont ceux qui s’en sortent le mieux.
La bonne nouvelle, c’est qu’en ville, certains de mes patients malades du Covid-19 ont guéri. C’est le défaut des médias : ne signaler que les décès. Aujourd’hui, ces patients vont bien. »
« On en ressortira grandi et autonomisé »
Pierre Hammoum, 25 ans, interne en réanimation à l’hôpital Lariboisière (Paris 10e)
« Je devais faire mon troisième semestre de stage en anesthésie mais les services ont été réorganisés du fait de la crise du coronavirus et je suis en réanimation depuis le 17 mars. Le temps de travail a également été revu, désormais on fonctionne en douze heures et non plus en vingt-quatre heures pour être frais quand on travaille la nuit.

Pierre Hammoum, interne en réanimation à l’hôpital Lariboisière (Paris 10e). PIERRE HAMMOUM
« On a l’habitude dans nos services de traiter des pathologies graves mais on n’a pas l’habitude de refuser des patients, faute de place »
Je ne suis ni serein, ni inquiet. Le plus préoccupant, c’est la vitesse à laquelle la crise arrive. On a l’habitude dans nos services de traiter des pathologies graves mais on n’a pas l’habitude de refuser des patients, faute de place.
Le plus compliqué, c’est qu’il y a encore beaucoup de choses qu’on ne sait pas sur cette maladie. Cette semaine, plusieurs patients, dont on pensait qu’ils allaient mieux, se sont à nouveau dégradés, sans que l’on sache vraiment pourquoi. D’autres, on parvient à les tenir avec de l’oxygène, sans les intuber.
Ce qui m’interpelle le plus, c’est que le système de santé soit débordé et qu’il y ait des pertes de chance pour des malades. Je suis de garde demain. C’est un peu comme une compétition sportive : on a à la fois peur de ce qui va arriver et “l’envie” d’être dedans. En tant que jeune médecin, ce que je vis est hors du commun. On en ressortira grandi et autonomisé. »
« Nous voyons arriver un public assez jeune, les médecins sont surpris de l’âge des patients »
Angèle Vesin, 26 ans, infirmière aux urgences de l’hôpital Alpes-Léman de Contamine-sur-Arve (Haute-Savoie)
« Le flux continu de patients Covid-19 commence à bien remplir les lits de réanimation. L’hôpital en a seize en temps normal, il a augmenté ses capacités à 44 et va en ouvrir en soins intensifs de cardio et en salle de réveil, en prévision de ce qui arrive.
Nous voyons maintenant arriver un public assez jeune, les médecins sont surpris de l’âge des patients. Les gens comprennent en général pourquoi on interdit les visites mais des familles se présentent, elles essaient quand même… C’est dur. Tous ne se rendent pas compte que le confinement est une mesure basique mais qui a un réel impact.

Angèle Vesin, infirmière aux urgences de l’hôpital Alpes-Léman de Contamine-sur-Arve (Haute-Savoie). ANGELES VESIN
Un interne a été désigné pour gérer un numéro d’astreinte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 afin de renseigner les familles. Il peut leur parler de la maladie et de son évolution. Nous, nous essayons d’informer au maximum les proches quand ils déposent le malade et dès que nous pouvons, nous les rappelons pour les tenir au courant. Je ne sais pas si nous pourrons encore faire cela dans deux semaines. Cette nuit, nous avons eu un décès. On a eu le temps de prévenir. La famille a pu être là avant que la personne parte.
« Nous essayons d’informer au maximum les proches quand ils déposent le malade et dès que nous pouvons, nous les rappelons pour les tenir au courant »
Aux urgences, pour l’instant, on arrive à gérer. Nous avons de la chance d’avoir eu des dons de matériels des entreprises de la vallée de l’Arve, beaucoup de masques, des charlottes, des blouses qui vont nous être très utiles dans les prochains jours. Hier, le conseil départemental a aussi débloqué un fonds exceptionnel pour notre hôpital.
Des aides-soignantes, des infirmières, des internes ont été contaminés et sont allés se reposer chez eux ; ils commencent à revenir et vont bien. Notre équipe est très soudée, on est bien suivis par les médecins et il y a une bonne ambiance au travail.
La direction de l’hôpital, pour le coup, est bien derrière nous. Ils essaient de nous préserver, de garder les jours de repos entre deux gardes. Mais notre équipe ne suffirait pas, heureusement que nous avons de nombreux nouveaux infirmiers qui viennent nous aider. On se sent donc portés, et on se réjouit de voir les gens manifester leur reconnaissance.
Mais on se dit aussi avec les collègues qu’il faut une crise pour que les gens se rendent compte de l’étendue de nos besoins. Les professions paramédicales sont aussi hypersollicitées, personne n’en parle jamais. On aimerait vraiment que le jour où tout ça sera fini, la dynamique suive. »
« Je me lève en pensant Covid-19, je me couche en pensant Covid-19 »
Yann Bubien, 47 ans, directeur général du CHU de Bordeaux (Gironde)
« Le rapport au temps a changé, très clairement, très brutalement. Les week-ends n’existent plus, ils ne rythment plus la vie. Le samedi et le dimanche ressemblent aux jours de la semaine.

Yann Bubien, directeur général du CHU de Bordeaux. YANN BUBIEN
Nous qui sommes un CHU qui s’occupe d’absolument toutes les pathologies en temps normal, notre existence, tout à coup, est centrée sur le coronavirus. Comme si tout l’hôpital et toute la ville avaient changé de centre névralgique. C’est très troublant. Je me lève en pensant Covid-19, je me couche en pensant Covid-19. Tout ne tourne plus qu’autour de ça.
« On a fait passer le message dans la presse que le CHU s’occupait toujours des pathologies graves. On ne voudrait pas qu’il y ait des pertes de chance pour ceux qui arrêteraient de se faire soigner »
La fréquentation des urgences a chuté brutalement, entre ceux qui ne se déplacent plus pour une urgence qui ne l’est pas vraiment, et ceux qui craignent – à tort – d’attraper le Covid-19 s’ils viennent. En temps normal, on compte environ 220 passages par jour aux urgences. Là, on est autour d’une centaine. Une baisse de 60 %, du jour au lendemain.
Pourtant, les gens n’ont pas arrêté de faire des AVC ! Il y a moins d’accidents de voiture, de plein air, ou de sport, mais les AVC, les crises cardiaques, les maladies chroniques sont toujours là. C’est une source d’inquiétude, on a fait passer le message dans la presse que le CHU s’occupait toujours des pathologies graves. On ne voudrait pas qu’il y ait des pertes de chances pour ceux qui arrêteraient de se faire soigner.
Des services entiers, ceux qu’on a fermés pour libérer des lits, sont vides. Mais les personnels ne sont pas désœuvrés, ils sont soit en repos, soit en formation afin de pouvoir remplacer les personnels “Covid +”. On fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et ça va durer plusieurs semaines, alors il faut veiller à ce que tous les médecins et tous les soignants ne s’épuisent pas tout de suite, et avoir des équipes qui puissent tourner. C’est à la fois une course de fond, et une course de relais. »
Retrouvez tous les précédents épisodes du « Journal des blouses blanches » ici
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