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Coulon, Philippon, Reid… Leur livre de chevet en temps de confinement

lundi 20 avril 2020 par Charles

Cinquième jeudi de confinement : « Le Monde des livres » continue de solliciter des écrivains pour qu’ils évoquent l’ouvrage (de poche) qui ne les quitte pas.

LA LISTE DE LA MATINALE
Nabokov, Sand ou Bernardin de Saint-Pierre figurent parmi les recommandations des auteurs que nous avons interrogés sur leurs lectures de prédilection en ces temps troublés.
Cécile Coulon, écrivaine
« Paul et Virginie », d’Henri Bernardin de Saint-Pierre
« J’ai un seul livre dans ma bibliothèque en trois exemplaires : Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Pour être exacte, le livre de poche est sous ma table de chevet, le grand format dans la bibliothèque, et l’édition de mon grand-père, retrouvée à la cave, dans une caisse de mon bureau.

Paul et Virginie sont deux enfants, élevés par des mères seules, sur une île éloignée du monde, mangée par la végétation. Ils découvrent ensemble l’amour, sous toutes ses formes, de la plus innocente à la plus cruelle, grandissent dans une nature qui les protège mais les éloigne, découvrent peu à peu la cruauté, la violence, et la profonde douleur causée par l’absence de celle ou de celui qu’on aime.
Ce roman, écrit en 1789, traverse les âges, les lieux et les moments de crise ou de grande joie, comme une flèche. Ces deux êtres, bâtis par deux beautés, celle de la vertu et celle de la nature, seront aussi détruits par ces mêmes beautés.
Je relis ce livre souvent, pour la voltige des phrases, l’absolue rigueur du langage et la force première des lieux sur les hommes. Et aujourd’hui une phrase résonne particulièrement : “Depuis que je ne vous vois plus, je suis comme un ami qui n’a plus d’amis, comme un père qui a perdu ses enfants, comme un voyageur qui erre sur la terre, où je suis resté seul.” »
« Paul et Virginie », d’Henri Bernardin de Saint-Pierre, Le Livre de poche, « Classiques », 368 p., 4,60 € ; numérique gratuit sur Bibebook.
Dernier livre paru : « Une bête au paradis » (L’Iconoclaste, prix littéraire du “Monde” 2019).

« Paul et Virginie », d’Henri Bernardin de Saint-Pierre. HACHETTE
Benoît Philippon, écrivain
« Lolita », de Vladimir Nabokov
« Pour quelles raisons choisit-on un roman ? Personnellement, je lis les incipit. Celui qui m’émerveille le plus et me redonne envie de dévorer le livre reste : “Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-li-ta : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta. Elle était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied…”
En ces temps de confinement, je ne choisis pas le terme “dévorer” au hasard. Un roman nourrit. La culture, l’émotion, l’âme. Et inspire aussi. Lolita a nourri mon écriture. Une bombe littéraire et sociale. Si connu que c’en est devenu une dénomination : une Lolita serait une petite allumeuse. Une dérive d’interprétation qui a trop souvent été faite, alors que Vladimir Nabokov (1899-1977) décrit exactement le contraire. Lolita est charmante, certes, à l’ingénuité joueuse, pourquoi pas, mais elle est avant tout une victime.
Car il faut rappeler qu’elle reste une enfant. Aux prémices de l’adolescence lorsqu’elle tombe sous l’emprise intellectuelle, puis sexuelle, de Humbert Humbert, homme de lettres, présentable, bien sous tout rapport et manipulateur qui abuse de l’insouciance innocente de cette gamine. Tout le génie du livre tient dans l’ambiguïté de ce prédateur “intelligent”.
Récit, témoignage ou aveu écrit de son point de vue, on se plonge dans la psyché de ce monstre – qui en a conscience et tente de s’en défendre. Les ogres se cachent sous des apparences trompeuses. Des décennies plus tard, en plus de sa plume virtuose, à l’heure où les affaires Matzneff et Polanski réveillent les consciences sur les violences faites aux femmes, il est fascinant et instructif de relire Nabokov. »
« Lolita », de Vladimir Nabokov, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Maurice Couturier, Folio, 544 p., 9,70 €.

Dernier ouvrage paru : « Joueuse » (Les Arènes, 2020).
Martine Reid, professeure de littérature
« Consuelo, suivi de La Comtesse de Rudolstadt », de George Sand
« Venise, vers 1740 : à la demande du célèbre Porpora, une très jeune femme d’origine mauresque chante le Salve Regina de Pergolèse. Ni belle ni riche, elle possède une voix incomparable et un sens inné de la musique.
Le début est modeste, mais l’ample diptyque imaginé par George Sand (1804-1876) est l’un de ces romans-monde où cent romans s’entremêlent. Tour à tour, on s’instruit, on s’émerveille, on s’inquiète, on s’attendrit, on pense.
C’est un roman d’aventures où l’héroïne, parfois déguisée en homme, parcourt à pied l’Europe des Lumières. C’est un roman historique dans lequel on croise Voltaire, l’impératrice Marie-Thérèse, Frédéric II, Cagliostro et le jeune Haydn, où l’on surprend les secrets des cours de Vienne et de Bohême. C’est un roman d’amour aussi, touchant, terrible, où la fidélité est si puissante qu’elle ramène à la vie celui qu’on croyait mort. C’est un roman de la musique et sur toutes sortes de musiques, le chant des oiseaux, la musique populaire, l’opéra et la musique savante.
C’est enfin un roman politique et philosophique comme y invite un “siècle étrange, qui commence par des chansons (…) et aboutit, par des idées profondes, à des révolutions formidables !” A la fin, quand elle fait l’éloge de la pauvreté et de la solidarité, Consuelo dit quelque chose de son temps, et du nôtre. Elle ajoute : “La vie est un voyage, qui a la vie pour but.” »
« Consuelo, suivi de La Comtesse de Rudolstadt », de George Sand, édition de Léon Cellier et Léon Guichard, postface de Pierre Laforgue, Folio, « Classique », deux volumes, 1 072 p., 12,30 €, et 624 p., 9,10 € ; numérique gratuit sur Bibebook.
Dernier ouvrage dirigé : « Femmes et littérature. Une histoire culturelle » (deux tomes, Folio inédit, 2020).
Claude Romano, philosophe
« Interminablement la pluie », de Kafû
« En temps de confinement, on peut être tenté de lire pour s’évader, mais on peut aussi lire pour habiter pleinement le moment présent et en faire l’espace d’une méditation.
Interminablement la pluie, de Kafû (1879-1959), au titre somptueux dans la belle traduction qu’en a donné Pierre Faure, décrit l’existence d’un reclus dans le Japon de l’entre-deux-guerres. Cet écrivain dont l’énergie créatrice se tarit et qui souffre de douleurs abdominales prête longuement l’oreille à mille “impressions noyées dans d’autres impressions” : il écoute les différentes voix de la pluie qui ne se courrouce ni ne se lamente, descend dans son jardin pour y planter des fleurs, fume, boit de temps à autre un verre de vin, s’interroge sur le modèle de la phrase japonaise, décrypte la fugace figure des nuages, décrit le passage des saisons et rêve en échangeant des lettres avec un ami qui a l’intention d’aménager un pavillon pour sa jeune maîtresse, que celle-ci n’habitera pas.
Comme par un fait exprès, cet écrivain qui se penche sur sa solitude a perdu la domestique qui a servi durant de longues années dans sa maison à cause de l’épidémie de grippe espagnole de 1918 qui emporta Apollinaire ; c’est un amateur de littérature française qui regrette la culture de la période d’Edo (1600-1868).
Comme Kafû lui-même, seul ou presque parmi les écrivains japonais à avoir réagi à une sorte d’affaire Dreyfus, l’affaire Kôtoku [journaliste anarchiste, pendu en 1911], il se place à l’écart d’un Japon dont il condamne les dérives nationalistes et autoritaires. Un individu à la marge du monde qui se “comporte exactement comme une plante de serre”. »
« Interminablement la pluie », de Kafû, traduit du japonais par Pierre Faure, Picquier, « Poche », 148 p., 7,50 €.
Dernier ouvrage : « Etre soi-même. Une autre histoire de la philosophie » (Folio, 2019).


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