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Fabrice Humbert, Valentine Zuber… Leur poche de chevet en temps de confinement

lundi 4 mai 2020 par Charles

Encore des idées de lecture pour cette septième semaine de confinement : des auteurs évoquent pour « Le Monde des Livres » l’ouvrage qui ne les quitte pas.
Publié le 30 avril 2020 à 00h02 - Mis à jour le 30 avril 2020 à 05h38

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Lecture 6 min.

Amos Oz, Joan Didion ou encore Tanguy Viel figurent parmi les recommandations de lecture des auteurs que nous avons interrogés cette semaine.
Christian Grataloup, géographe et historien
« Mahomet et Charlemagne », d’Henri Pirenne
« Un ouvrage érudit à l’ancienne – il date de 1936 –, bourré d’informations événementielles et de références depuis longtemps obsolètes : plutôt un livre de (fin) fond de bibliothèque que de chevet. Et pourtant, ce sont la Méditerranée et le monde qui s’ouvrent.

Henri Pirenne [1862-1935] fascina Fernand Braudel : « Dans sa main ouverte ou fermée, tour à tour s’enfermant ou se libérant, toute la mer. » De l’affirmation que « sans Mahomet, Charlemagne est inconcevable », on a d’abord retenu le basculement de la périodisation canonique. La fin de l’Antiquité reculait de deux siècles. Vite, c’est la vision géographique qui marqua. La Méditerranée se coupe entre Nord et Sud, entre Occident et Orient, lorsque simultanément un monde nouveau se diffuse à partir de l’Arabie et un autre se construit entre Loire et Rhin, puis s’élargit, l’Empire carolingien marquant la naissance de l’Europe.
La prudence historienne sait que Charlemagne suit chronologiquement Mahomet. Mais, en revenant à Pirenne, on en vient à s’interroger : Mahomet ne découle-t-il pas de Charlemagne ? La coupure est réciproque. La Méditerranée ouverte et fermée, jusque-là davantage métier à tisser des relations entre rives qu’obstacle entre civilisations, devient limite continentale. L’histoire continue.
Le livre de Pirenne ne finissait pas de faire des vagues : en 1969, Jacques Le Goff compliqua ou compléta la vision. Si les derniers feux de l’Antiquité sont ceux de l’empire de Justinien [v. 482-565], juste avant Mahomet, son décès ne serait-il pas aussi imputable à la première grande vague pesteuse : l’épidémie justinienne ? Une recomposition géopolitique majeure initiée par une pandémie… »
« Mahomet et Charlemagne », d’Henri Pirenne, PUF, « Quadrige », 288 p., 12,50 €.
Dernier ouvrage paru : « Atlas historique mondial » (Les Arènes-L’Histoire, 2019).

Fabrice Humbert, écrivain
« Une histoire d’amour et de ténèbres », d’Amos Oz
« Il y a quelques années, j’avais demandé chez Gallimard, mon éditeur, une liste des meilleurs écrivains contemporains – du moins ceux que je ne connaissais pas. Parmi les auteurs qui m’avaient été recommandés, il y avait Amos Oz, et Une histoire d’amour et de ténèbres est en effet, à mes yeux, le plus grand livre du XXIe siècle. Je ne lui vois pas d’équivalent.
Comme cela arrive souvent avec les chefs-d’œuvre, il a fallu que je m’y reprenne à plusieurs reprises avant d’entrer dedans. Le premier été, je l’ai commencé trois fois, et j’ai arrêté. Et puis, deux ans plus tard, je l’ai repris, et j’ai été absolument émerveillé.
Ce livre raconte l’enfance et la jeunesse d’Amos Oz à Jérusalem… sans qu’on soit tout à fait sûr du caractère entièrement autobiographique du texte puisque, comme toutes les autobiographies, il s’agit autant d’une invention de soi que d’une narration de vie. Le personnage de la mère, dont la mort constitue le centre du livre, est magnifique, bouleversant, d’une douceur et d’une douleur infinies. Il y a une précision, une attention au sens, une langue charnelle qui sont fascinantes, et je porte aux nues sa traductrice, Sylvie Cohen (qui a également traduit Une femme fuyant l’annonce (Seuil, 2011), de David Grossman, que je suis en train de lire avec admiration).
En repensant à ce livre pendant le confinement, je suis frappé de la place qu’y occupe la question de l’espace. Il commence par la description du tout petit appartement en rez-de-chaussée qu’habite la famille, et les lieux – comment on les occupe, de quelle manière on traverse ou contourne telle rue – y sont toujours essentiels. La présence de Jérusalem y est telle qu’elle en devient un personnage.
Une histoire d’amour et de ténèbres compte des passages qui sont proprement impensables, comme il y en a chez Proust ou Céline : on lit, on relit et on ne comprend pas comment l’auteur a réalisé ce tour de force. »
« Une histoire d’amour et de ténèbres » (Sipur al ahava vahoshekh), d’Amos Oz, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Folio, 864 p., 11,50 €.
Dernier ouvrage paru : « Le Monde n’existe pas » (Gallimard, 2020).

Monica Sabolo, journaliste et écrivaine
« L’Année de la pensée magique », de Joan Didion
« Je ne sais pas s’il est vraiment possible de lire, en ce moment. Trouver un espace à soi, se l’autoriser, même, n’est pas simple, pour peu que cela soit possible. Je veux dire dans les moments où l’on ne travaille pas, où l’on ne fait pas l’école, où l’on ne regarde pas par la fenêtre, dans le vide. Il me semble que le temps passe très vite, et infiniment lentement, que l’on est désœuvré et débordé, et quelles que soient nos activités, la culpabilité nous étreint.
En ce qui me concerne, le seul livre sur lequel je réussis à me concentrer plus de dix minutes est L’Année de la pensée magique, de Joan Didion. Il peut paraître étrange de trouver sa consolation dans un ouvrage sur le deuil et le chagrin. C’est un livre rédigé juste après la mort de John Gregory Dunne, son mari depuis quarante ans. Il boit son whisky, installé dans leur grand canapé crème, l’instant d’après, il s’écroule.
“La vie change. La vie change dans l’instant. On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. La question de l’apitoiement.” Tels sont les premiers mots qu’elle écrit, quelques jours plus tard. Ils m’apaisent, ils me parlent, mystérieusement. Je le relis (quelquefois je ne réussis pas à lire plus loin).
Il y a dans ce texte quelque chose d’infiniment vivant, sans doute dans cette façon frontale de vouloir obstinément comprendre, regarder en face, explorer ce monde à part où évoluent tous ceux qui ont perdu un être aimé.
Ce livre est déchirant, bien entendu, mais également si juste, si précis, si courageux, qu’il me transmet sa force, et ne m’attriste jamais. Il me semble que dans l’absurde (Didion ne peut jeter les chaussures de son mari, « si jamais il revenait »), la fragilité, la ténacité, ici brillamment retranscrits, il y a toute la beauté du lien et de notre humanité. »
« L’Année de la pensée magique », (The Year of Magical Thinking), de Joan Didion, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty, Livre de poche, 288 p., 7,50 € ; numérique 7,50 €.
Dernier ouvrage paru : « Eden » (Gallimard, 2019).

Valentine Zuber, historienne
« Article 353 du code pénal », de Tanguy Viel
« Une presqu’île à l’écart de la ville et du monde, des ouvriers précocement licenciés à la suite de la compression de l’activité, des habitants désœuvrés qui tuent le temps entre parties de pêche et rendez-vous au café, l’isolement pavillonnaire et le climat humide et frais : le décor est planté. Surgit alors l’étranger, portant beau et beau parleur, qui bouscule la routine journalière du village avec un projet enchanteur, la construction d’une station balnéaire intégrée sur ces rivages désertés.
Séduisant tour à tour le maire et ses administrés, il offre un miroir aux alouettes aux habitants qui s’y perdent les uns à la suite des autres. Kermeur, père célibataire d’un adolescent solitaire, est de ceux-là.
Mais voilà, le projet n’avance pas, en dépit des assurances renouvelées du promoteur, qui continue de mener grand train. Petit à petit, chacun s’aperçoit qu’il a été floué en lui confiant ses modestes économies. Mais la honte de s’être fait ainsi berner enferme tout le monde dans un silence qui empêche l’expression d’une quelconque solidarité.
L’histoire se dévoile au fur et à mesure de la déposition de Kermeur devant le juge d’instruction. Au lendemain d’une partie de pêche au cours de laquelle il a poussé l’étranger par-dessus bord, le prévenu tente d’expliquer comment la gangrène de la crédulité et de l’avidité a contaminé le village. Devant l’exposé implacable de ces vies détruites, le juge doit alors peser entre ce qui relèverait de la peine encourue et de sa vision humaniste de ce que doit être la vraie justice. »
« Article 353 du code pénal », de Tanguy Viel, Minuit, « Double », 176 p., 8 € ; numérique 8 €.
Dernier ouvrage paru : « L’Origine religieuse des droits de l’homme » (Labor et Fides, 2017).


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