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Anne Sinclair : « À chaque crise, de vieux réflexes antisémites ressurgissent »

mardi 9 juin 2020 par Charles

ENTRETIEN. La journaliste et écrivaine signe « La Rafle des notables » chez Grasset, précieux document sur une rafle de Juifs encore inconnue du grand public. Propos recueillis par Valentine Arama
Modifié le 08/06/2020 à 18:56 - Publié le 08/06/2020 à 07:00 | Le Point.fr

C’est un chapitre oublié de l’Occupation, mais il est pourtant majeur. Pendant un an, Anne Sinclair a travaillé sur La Rafle des notables. Dans cet ouvrage publié chez Grasset, la journaliste met à la fois en lumière une rafle de Juifs méconnue du grand public et le camp de Compiègne, aussi surnommé « le camp de la mort lente ». S’il n’était pas un camp d’extermination à proprement parler, l’objectif de ce camp était bien de faire mourir les hommes. Le froid, la vermine, la faim, la saleté… Dans ce livre, Anne Sinclair décrit avec précision les atrocités infligées à ces hommes qui, pour beaucoup, ne comprenaient pas pourquoi ils se retrouvaient là.
C’est en s’interrogeant sur son grand-père, Léonce Schwartz, qu’Anne Sinclair découvre cette rafle des notables. Le 12 décembre 1941, 743 Juifs sont arrêtés par les Allemands. Ces hommes sont chefs d’entreprise, avocats, écrivains, magistrats… Ils seront tous emmenés à Compiègne avant d’être déportés à Auschwitz pour la grande majorité. Dans ce livre, très documenté, Anne Sinclair reconstitue à la fois l’existence de ce camp de Compiègne et de cette rafle des notables, dans un récit historique. Force est de constater que les pages sont également teintées d’émotion. C’est elle qui permet de mesurer l’ampleur de cette descente aux enfers qu’ont vécue ces Juifs, raflés au petit matin de ce 12 décembre 1941. Entretien.

Le Point : La genèse du livre est une enquête sur votre grand-père paternel. À quel moment, au fil de vos recherches, avez-vous saisi l’ampleur de cette « rafle des notables » et avez-vous souhaité en faire le récit ?
Anne Sinclair : Au départ, il s’agit d’une réflexion personnelle. Pendant des années, je me suis contentée d’un récit très général sur mon grand-père, Léonce Schwartz, arrêté à Drancy et sauvé par ma grand-mère avant qu’il ne parte pour Auschwitz. C’est globalement vrai, mais les détails ne l’étaient pas. Je n’avais pas d’archives, aucune base sur laquelle travailler, mais, récemment, j’ai eu envie de creuser et de comprendre cette histoire. C’est à ce moment-là que Karine Taïeb, responsable du service Archives du Mémorial de la Shoah, m’a dit qu’elle ne trouvait pas de traces de mon grand-père à Drancy, mais à Compiègne. C’est elle qui m’a dit qu’il avait été arrêté le 12 décembre 1941, dans ce que j’ai découvert être la « rafle des notables ».

J’ai d’abord simplement voulu savoir ce qui était arrivé ce 12 décembre. Quand j’ai compris ce qu’était cette rafle, mais aussi ce qu’était ce camp de Compiègne, je me suis dit que ça valait la peine de raconter cette histoire collective. Finalement, ce n’est pas un livre sur mon grand-père, mais l’illustration d’un drame collectif. Le projet du livre est venu plus tard, en comprenant que cette histoire était arrivée à 743 Juifs français… Mais aussi à 300 Juifs à la fois français et étrangers, transférés de Drancy. Je voulais que cette histoire, connue des historiens, du Mémorial de la Shoah, des archivistes, ait aussi un écho auprès du grand public.
Cette « rafle des notables » et ce camp de Compiègne sont, comme vous le dites, presque inconnus du grand public. Comment l’expliquer ?
Cette rafle a été entièrement pensée et orchestrée par les Allemands. Le camp lui-même était allemand. Pour une fois, si j’ose dire, Vichy n’y était pas pour « grand-chose », sinon d’avoir accompagné en couverture des soldats de la Gestapo et d’avoir, au fond, assez peu protesté. Il y a ici une certaine indifférence qui se traduit par une forme d’inaction, plus qu’une complicité réelle.

Reste que, pour commémorer l’Histoire, il faut toujours un événement emblématique, et la rafle de juillet 1942 [du Vél’d’Hiv, NDLR] l’est par son ampleur, mais aussi parce que Vichy a prêté main-forte. Cette complicité a d’ailleurs été occultée jusqu’à ce que les historiens comme Laurent Joly, Robert Paxton ou d’autres la révèlent, et que, très symboliquement, Jacques Chirac reconnaisse la responsabilité de Vichy dans la rafle du Vél’d’Hiv en 1995. Elle est devenue emblématique, de la même manière qu’Auschwitz est l’emblème des camps de la mort. Il y a toujours un moment plus symbolique que les autres et c’est ce qu’a incarné la rafle du Vél’d’Hiv à partir des années 1965-1970. La rafle des notables est pourtant majeure, puisqu’elle a fourni le premier convoi de déportation des Juifs vers Auschwitz.
Si Vichy n’était pas directement impliqué dans cette rafle, vous citez dans votre livre Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives du gouvernement de Vichy entre 1941 et 1942. Selon lui, cette rafle des notables aurait « empêché » que se développe un climat « favorable à l’antisémitisme en France ». Que signifie exactement cette déclaration ?
Je cite aussi l’amiral François Darlan, personnage clé du régime de Vichy, qui disait à propos de cette rafle de décembre 1942 : « Je ne veux pas qu’on embête mes vieux Juifs français. » Cela dit, on les a « embêtés », comme il dit, et ça ne les a pas trop fait sourciller, contrairement à ce qu’affirment certains révisionnistes aujourd’hui… Jusque-là, les arrestations se concluent par des fusillades, comme celle de Châteaubriant, qui avait été très emblématique. Il s’agissait alors de représailles pour punir les attentats commis à l’encontre des Allemands. Mais avec cette rafle du 12 décembre 1941, les nazis ont décidé de vraiment cibler une catégorie de la population, pour que personne ne se sente à l’abri.

Ce qui est tout à fait extraordinaire, c’est que la protestation de Vichy ait été si maigre, alors que le régime connaissait bien ces citoyens arrêtés subitement. Ils étaient tout à fait intégrés à la vie nationale. Il y avait des anonymes, comme mon grand-père, un commerçant propriétaire d’une entreprise de dentelle, mais il y avait aussi des hommes comme René Blum, le frère de Léon, ou Pierre Masse, ténor du barreau, ancien membre du cabinet de Clemenceau, sénateur…, et pour qui Vichy s’est contenté de protestations timides. C’est en ce sens que le mot « notable » est retenu. Il était, pour les Allemands, une traduction d’« influent ». Xavier Vallat s’est en effet dit que ces arrestations faisaient « mauvais genre », parce que ça empêchait l’instauration d’un climat favorable à l’antisémitisme, ce qui montre bien que le projet de Vichy était d’instaurer un antisémitisme profond en France.
Parallèlement, pourquoi les Allemands tenaient-ils à arrêter ces Juifs influents ?
Ces Juifs étaient parfaitement assimilés dans la société française depuis des siècles. En ce qui concerne la famille de mon grand-père, je suis remontée jusqu’au XVe siècle en Alsace… Et c’était le cas de toutes ces familles françaises très établies et très insérées dans la communauté nationale. Avec cette rafle, les Allemands voulaient montrer que quel que soit son rôle dans la société, parce qu’on était juif, on était voué à l’arrestation et ensuite à la déportation. Puis, après la Conférence de Wannsee de janvier 1942, à l’extermination [C’est à l’occasion de cette conférence que quinze hauts responsables du IIIe Reich ont organisé la mise en œuvre de la « solution finale », NDLR].
Cette rafle des notables visait donc volontairement des citoyens bien insérés dans la société. Au-delà de ces 743 citoyens français, les Allemands ont aussi adjoint 300 Juifs étrangers arrêtés par Vichy et parqués à Drancy pour remplir les quotas voulus par le chef de la Gestapo. Il y a donc eu dans ce camp de Compiègne une cohabitation entre des Juifs très assimilés, qui ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient là, qui avaient fait la guerre de 1914-1918, qui étaient décorés, et ces Juifs étrangers, réfugiés en France et coutumiers des discriminations et des pogroms.
Au début du livre, vous évoquez un « antisémitisme renaissant » en Europe et en France. Quelle analyse en faites-vous ?
J’écris cela car je pense qu’il faut être très attentif aux signaux d’alerte. Je ne fais en revanche aucune comparaison entre l’Europe occidentale actuelle et celle des années 1940. Aujourd’hui, les communautés juives sont intégrées et protégées par les États, il n’existe pas dans l’Europe occidentale d’antisémitisme étatique, comme ça peut être le cas en Europe orientale, comme en Hongrie, où il y a des campagnes assez violentes contre les Juifs.
Je ne fais pas de lien, mais, à travers ces mots, je souligne que nous sommes dans un climat qui impose de se poser les bonnes questions. Pourquoi à chaque crise, à chaque ébranlement de la société française, de vieux réflexes antisémites ressurgissent ? On l’a vu pendant le Covid, tout ce qu’il s’est dit sur les réseaux sociaux sur les Juifs qui avaient créé le virus en laboratoire… Même si ce n’est pas nouveau, ça n’en reste pas moins inquiétant.
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Pendant le confinement, on a d’ailleurs beaucoup parlé des personnes qui dénonçaient leurs voisins, les gens qu’ils voyaient dans la rue plus d’une fois par jour… Doit-on y voir le retour d’anciens réflexes mortifères ?
Chaque période de crise génère à la fois des comportements solidaires et des comportements scandaleux. Pendant le confinement, il y a eu les gens qui appelaient le 17 pour signaler leurs voisins et ceux qui posaient des affiches pour demander aux soignants d’aller habiter ailleurs, car ils risquaient de les contaminer… Malheureusement, c’est la nature humaine avec tout ce qu’elle peut avoir de plus sombre. En voyant ça, je me suis dit : « Ces gens-là, au fond, auraient sûrement écrit à la Gestapo à une autre époque… » Heureusement, ça a été extrêmement minoritaire…
En tenant compte de cet « antisémitisme renaissant », quel regard portez-vous sur l’affaire Sarah Halimi ? Son meurtrier, Kobili Traoré, a été déclaré « pénalement irresponsables de ses actes » et ne sera donc pas jugé aux assises.
Cette affaire a choqué énormément de monde dans la mesure où les motivations de cet homme étaient très claires. Malgré la bouffée délirante et selon ses déclarations le soir des faits, il est évident que ce monsieur avait envie de tuer une Juive. Il l’a assez dit. J’ai personnellement été choquée par cette décision et j’estime que les avocats de la famille Halimi ont raison de vouloir poursuivre leur combat.
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Comment fait-on aujourd’hui pour faire vivre la mémoire de la Shoah ?
Au fur et à mesure que les témoins disparaissent, il faut qu’il y ait d’autres relais qui fassent connaître ces histoires. Il n’y a aujourd’hui en France plus qu’un millier de déportés qui peuvent encore raconter ce qu’ils ont vécu, et ces sources de témoignages vont se tarir. Depuis la publication du livre, je reçois de très nombreux courriers qui m’émeuvent beaucoup, des gens qui m’écrivent pour me dire « mon grand-père était là aussi », « mon grand-oncle également »… Avec ce livre, je voulais prendre un relais grand public pour mettre au jour une histoire, et les lettres que je reçois permettent à chacun de faire revivre le témoignage de ceux qui ne sont plus là pour le faire.
Mardi, une manifestation s’est tenue pour demander justice pour Adama Traoré, et plus largement pour dénoncer les violences policières. Vous avez vous-même partagé cette semaine l’appel d’Omar Sy, intitulé « Réveillons-nous », sur Twitter. Quel est votre avis sur le sujet ?
Ce qui est d’autant plus remarquable avec Omar Sy, c’est qu’il est d’habitude très silencieux et prudent. J’ai voulu saluer cette prise de parole, même si je n’adhère pas forcément à tous les termes. En France, nous ne sommes pas dans l’indignation des États-Unis parce que nous n’avons pas un passé ségrégationniste, il n’y a pas un racisme aussi intégré et profondément ancré dans la société. Il n’y a néanmoins pas de doute que certains le ressentent en France. Quand Omar Sy écrit que quand il était enfant et qu’il voyait un policier, il avait « peur », il y a effectivement un certain nombre de gens qui aujourd’hui ne se sentent pas en sécurité parce qu’ils sont noirs ou musulmans. Ça ne sert à rien de mettre le couvercle là-dessus. Je ne pense pas que la police française, républicaine, se comporte comme la police américaine, mais il y a eu des dysfonctionnements évidents dans le passé. Il me semble indispensable que toute la lumière soit faite sur l’affaire Adama Traoré. Sur ce sujet, encore une fois, il est indispensable de rester en alerte.

© Grasset
La Rafle des notables, Anne Sinclair, Grasset, 122 pages.,


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