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Mort de Ben Laden : ce qui discrédite la thèse du complot secret

mercredi 5 août 2020 par Charles

Le journaliste américain Seymour Hersh affirme que le raid dans lequel le chef d’Al-Qaida a trouvé la mort n’était qu’une mascarade orchestrée par le Pakistan et les Etats-Unis. Une thèse qui suscite de nombreuses réserves.

Par Jacques Follorou Publié le 16 mai 2015 à 20h56 - Mis à jour le 17 mai 2015 à 14h07

Temps deLecture 13 min.

Près d’une semaine après la publication d’un long article du journaliste américain Seymour Hersh dans la London Review of Books remettant en cause la version officielle sur la traque et la mort d’Oussama Ben Laden, le 2 mai 2011, de nombreux médias reconnus et d’autorités concernées ont estimé devoir s’exprimer sur les accusations formulées par l’auteur. Sa renommée passée, bâtie sur des enquêtes sur la guerre du Vietnam ou les exactions américaines dans la prison d’Abou Ghraib en Irak en font, en effet, une personnalité incontournable, même si elle est devenue de plus en plus controversée. Parmi ses dernières investigations battues en brèche figuraient notamment la responsabilité de la Turquie dans des bombardements chimiques en Syrie en 2013 ou l’appartenance de l’armée et des forces spéciales américaines à l’Opus Dei.

Cette fois-ci Seymour Hersh assure que l’assaut mené contre la maison bunker du leader d’Al-Qaida, dans la ville garnison d’Abbottabad, à cent kilomètres de la capitale pakistanaise, Islamabad, n’a été qu’une vaste supercherie. Le monde entier aurait été abusé par une entente secrète de très haut niveau réunissant les Etats-Unis et le Pakistan, avec le soutien de l’Arabie saoudite, destinée à cacher la vérité. La tonalité générale des commentaires et analyses suscités par ce texte semble appeler à observer une certaine réserve sur le fond et la forme.

Preuves sommaires
Son propos rappelle, certes, mais cela avait déjà été fait, que la version officielle a gommé ou modifié des détails jugés préjudiciables en termes d’image par les autorités américaines, notamment la pseudo résistance d’Oussama Ben Laden les armes à la main. Mais la volonté de montrer, à tout prix, qu’il s’agit d’un vaste complot a conduit M. Hersh à échafauder une construction intellectuelle fondée sur des éléments de preuves assez sommaires. Deux sources indirectes, dont l’une anonyme, servent à adosser l’essentiel de ses accusations.

Il s’appuie en grande partie sur les déclarations d’Asad Durrani, qui fut chef des services secrets militaires pakistanais (ISI) de 1990 à 1992, soit 19 ans avant la mort d’Oussama Ben Laden. M. Hersh dit lui-même que cette source fournit des éléments de deuxième voire de troisième main. L’autre source principale est anonyme et américaine, un cadre du renseignement à la retraite avec pour qualité d’être « bien informé » sur les affaires Ben Laden, sans autre précision. Il mentionne à d’autres moments deux autres sources américaines anonymes qui ont été consultants pour le commandement des opérations spéciales et des confirmations ponctuelles venant de contacts au Pakistan, toujours anonymes.

Ben Laden prisonnier de l’ISI
C’est sur la base de ces témoignages que M. Hersh assure que la CIA n’a pas remonté la piste Ben Laden par elle-même en suivant ses courriers dans la ville pakistanaise de Peshawar. Selon lui, c’est un membre de l’ISI qui aurait révélé, à la CIA, la présence du chef d’Al-Qaida à Abbottabad car les Pakistanais l’y auraient caché depuis 2006 pour s’en servir de monnaie d’échange. Ben Laden n’aurait été qu’un prisonnier de l’ISI et n’avait plus de lien avec Al-Qaida, dit-il.

Le raid américain n’aurait été, également, qu’une mascarade organisée conjointement avec les Pakistanais, qui auraient neutralisé l’espace aérien, empêché la police locale d’intervenir et même guidé les forces spéciales à l’intérieur de la maison jusqu’au lit de Ben Laden. Enfin, le corps du leader djihadiste n’aurait jamais été jeté à la mer après une cérémonie religieuse sur un navire de guerre américain mais jeté dans les montagnes de l’Hindu Kush après avoir été démembré à coups de rafales de fusils mitrailleurs.

Enfin, le chef de l’armée pakistanaise en 2011, Ashfaq Parvez Kayani et le directeur de l’ISI, Ahmed Shuja Pasha, auraient accepté et supervisé cette opération contre l’obtention d’un soutien financier américain. Seule entorse au projet initial, Barack Obama devait normalement déclarer au monde entier, sept jours plus tard, qu’Oussama Ben Laden était mort dans une frappe de drone dans les zones tribales pakistanaises. Or le crash d’un des deux hélicoptères sur la maison à Abbottabad aurait contraint la Maison Blanche à sortir du bois plus tôt que prévu mettant MM. Kayani et Pasha en porte-à-faux.

Fortes tensions entre Washington et Islamabad
Après lecture, ce qui frappe le plus les observateurs des affaires pakistano-américaines, c’est le fossé existant entre la description des relations entre ces deux pays et le tableau dépeint par M. Hersh après le raid. Alors que les années qui ont suivi ont été le théâtre de très fortes tensions entre Washington et Islamabad sur fond d’humiliation pour atteinte à la souveraineté nationale, M. Hersh affirme que tout cela n’était qu’illusion destinée à masquer le complot secret.

Un an après le raid, pourtant, les relations déjà houleuses entre le Pakistan et les Etats-Unis, sur fond de désaccord en matière de lutte antiterroriste, s’aggravaient encore avec la condamnation, en mai 2012, à 33 ans de prison d’un médecin, Shakeel Afridi, accusé d’avoir aidé la CIA à localiser Oussama Ben Laden grâce à une fausse campagne de vaccination. La secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, qualifiait alors cette décision « d’injuste et infondée […], le médecin a agi dans l’intérêt du Pakistan, dans le nôtre et dans celui du reste du monde ». Avec des infirmières, il avait parcouru les alentours du domicile du fondateur d’Al-Qaida dans l’espoir de fournir des éléments sur l’identité de ses occupants. En définitive, ils s’étaient vu barrer l’accès de la maison. Plusieurs officiels américains affirmaient alors que ce médecin ne savait même pas qu’il travaillait pour la CIA et encore moins que l’objectif était l’homme le plus recherché au monde.

Pour M. Hersh, M. Afridi et cette campagne de vaccination étaient une pure invention censée protéger l’existence de leur source au sein de l’ISI. Les autorités pakistanaises précisaient lors du procès qu’il avait réussi à faire introduire un téléphone portable dans la maison de Ben Laden pour procéder à des reconnaissances vocales. Fin septembre 2012, Islamabad expulsait ensuite tous les employés internationaux de l’ONG Save the Children, accusée d’avoir prêté son nom à cette fausse campagne de vaccination.

L’ISI aux premières loges
Trois mois plut tôt, symbole de la détérioration des relations entre le Pakistan et les organisations humanitaires depuis le raid d’Abbottabad, le gouvernement pakistanais publiait une liste de zones déclarées interdites aux étrangers, y compris ceux œuvrant pour des ONG. Même les personnels du Haut-Commissariat aux réfugiés connaissaient alors de grandes difficultés à visiter le sud du pays. Des organisations réputées très sourcilleuses sur les questions d’indépendance, comme Médecins sans frontières étaient soupçonnées « d’espionnage » et l’objet d’accusations diverses, allant du « vol » aux « viols ».

L’ISI avait également arrêté cinq autres personnes ayant aidé la CIA dans sa traque d’Oussama Ben Laden, notamment le propriétaire d’une maison voisine de celle du leader djihadiste à Abbottabad, où des agents ont séjourné lors des surveillances qui ont précédé l’assaut. Pour M. Hersh, c’est l’ISI qui a loué cette maison pour une équipe américaine et surveillé les lieux. Un commandant de l’armée pakistanaise se trouvera également parmi les personnes détenues par l’ISI. Il aurait relevé, pour le compte de la CIA, les plaques minéralogiques des véhicules se rendant chez le chef d’Al-Qaida.

En juin 2011, Robert Gates, le secrétaire à la défense, avait exprimé son « inquiétude » face au non-renouvellement de visas pour 120 formateurs américains sur le sol pakistanais et la crainte de l’expulsion de 50 membres des forces spéciales. L’armée pakistanaise avait annoncé, pour sa part, « une réduction drastique du nombre de militaires américains et des échanges se limitant strictement au renseignement ».

Des sources pakistanaises déjà évoquées
Sur l’aide financière évoquée comme contrepartie par M. Hersh, on constate, au contraire, qu’elle n’a cessé de diminuer. En 2012, une commission du Sénat américain adoptait même des mesures de rétorsion visant à supprimer 33 millions de dollars de l’aide accordée au Pakistan à cause de la défiance affichée par Islamabad.

Quant à l’existence de sources pakistanaises qui auraient permis à la CIA de localiser le chef d’Al-Qaida, de nombreux articles et livres ont déjà abordé ce sujet. Comme le dit Carlotta Gall, qui a suivi, pour le New York Times les affaires afghano-pakistanaises de 2001 à 2013, dans un texte publié sur l’enquête de M. Hersh, le fait selon lequel les services américains auraient eu un informateur clé au sein de l’ISI circule, également, depuis un moment. Elle ajoute, pour sa part, qu’une « source directe issue du renseignement pakistanais », qu’elle ne cite pas, lui avait révélé que l’ISI cachait bien Oussama Ben Laden. Puis, selon elle, un officier supérieur de l’ISI lui aurait fait savoir, « via un ami », que c’était un brigadier général de l’ISI qui avait révélé aux Américains la localisation de Ben Laden et le fait qu’il était gardé par l’ISI. Mais elle n’aurait rien fait de ces éléments faute de confirmation.

Le journal pakistanais The News a livré le nom d’un brigadier général correspondant à cet homme. Selon le journaliste Amir Mir, qui suit les affaires militaires et de renseignement pour ce journal, Ousmane Khalid vivrait aujourd’hui aux Etats-Unis avec sa famille après avoir reçu une partie de la récompense de 25 millions de dollars promis par les Américains pour la capture d’Oussama Ben Laden. M. Hersh ne fournit pas le nom de l’officier mais assure aussi qu’il a touché une partie de l’argent.

Rôle crucial d’un agent pakistanais
Très tôt, les autorités politiques pakistanaises avaient néanmoins devancé la question de l’implication d’agents de renseignement pakistanais dans cette affaire et ont reconnu que si elles avaient été prises par surprise par le raid, elles avaient à divers degrés contribué à la localisation du suspect. Le 5 mai, en visite en France, le premier ministre pakistanais, Youssouf Raza Gilani, déclarait au Monde que son pays n’avait pas été mis dans la confidence du raid, mais pour repousser les reproches de connivences avec la mouvance terroriste, « infondées », selon lui, il tenait à ajouter : « Le Pakistan a coopéré avec les Etats-Unis pour permettre la réussite de l’opération, nous avons livré des éléments qui ont permis aux Américains de remonter la piste jusqu’à Oussama Ben Laden, sans nous, rien n’aurait été possible. »

D’après l’Agence France-Presse, à Islamabad, qui a réagi aux propos de M. Hersh, un ex-agent des services de renseignement pakistanais aurait bien aidé les Etats-Unis à traquer Oussama Ben Laden. L’agence se fonde sur les dires de deux anciens responsables pakistanais qui ont, néanmoins, écarté la thèse d’une coopération officielle entre les deux pays dans cette affaire. Cette source militaire pakistanaise « occupant un poste à haute responsabilité dans l’armée à l’époque des faits », selon l’AFP, assure qu’un membre des services de renseignement pakistanais, « très informé et énergique », avait eu un rôle crucial dans la traque américaine de Ben Laden. Il ignorait cependant l’identité de la cible de la CIA.

« Il n’a été impliqué qu’à un stade avancé, juste pour faire des vérifications de terrain ; les Etats-Unis avaient besoin d’une confirmation qu’ils n’auraient pu obtenir sans l’aide d’un responsable local », a expliqué le premier témoin de l’AFP, précisant, lui aussi, que ce transfuge s’est depuis installé aux Etats-Unis. Une version confirmée, toujours à l’agence, par un autre ex-responsable pakistanais, Hamid Gul, chef de l’ISI de 1987 à 1988, surnommé « le père des taliban », et connu pour ses positions anti-américaines : « La récompense était trop importante, il est devenu une taupe des Américains qui les a aidés à planifier leur opération ».

Des documents précieux
Désireux de prouver que les Etats-Unis ne peuvent se glorifier de rien dans la traque de Ben Laden, M. Hersh avance enfin que les forces spéciales américaines n’auraient trouvé aucune documentation de valeur dans la maison du chef d’Al-Qaida. Ce point est démenti par Carlotta Gall. En mai 2012, les Etats-Unis avait rendu public dix-sept documents saisis au domicile d’Abbottabad. Ces pièces montraient le fondateur d’Al-Qaida sans contrôle direct sur les groupes affiliés à son organisation. Focalisé sur l’image de son combat djihadiste, il semblait avoir tenté d’influer sur une réalité qui lui échappait souvent. Il souhaitait ainsi, en vain, qu’un attentat célèbre le dixième anniversaire du 11 septembre 2001.

Depuis quatre ans, les commentaires ont été constants, ces dix-sept pièces ne sont qu’une infime partie de ce précieux matériel trouvé à Abbottabad. Si leur dévoilement accompagnait opportunément les premiers pas du président Obama pour sa deuxième élection présidentielle, ces documents, rédigés entre 2006 et avril 2011, fournissent, à eux seuls – le dernier document est rédigé une semaine avant la mort de Ben Laden –, une connaissance unique sur les arcanes internes de la mouvance djihadiste internationale.

Ces textes ne sont pas tous de la main de l’ex-dirigeant djihadiste. Souvent, il s’agit d’échanges entre ses subordonnés ou d’autres personnes. On y découvre néanmoins ses craintes et ses conseils face aux frappes de drones américains sur les zones tribales pakistanaises, notamment au Waziristan, où sont visiblement réfugiées une bonne part de ses troupes. Cette pression des drones motive sans doute aussi sa volonté d’exfiltrer de cette zone l’un de ses fils, Hamza, qu’il souhaite voir mis à l’abri à Peshawar, chef-lieu des zones tribales.

En avril 2011, il conseille à Al-Qaida au Maghreb islamique de garder ses otages français jusqu’à l’élection présidentielle de 2012 et de ne pas les tuer tant que Paris bénéficie du soutien des populations musulmanes pour son intervention en Libye. Dans une autre missive, il ne donne pas suite à la demande d’affiliation des chabab (jeunes) somaliens sous la bannière d’Al-Qaida, et essuie pour cela, dans un autre courrier, les critiques voilées d’un autre responsable d’Al-Qaida, sans doute Ayman Al-Zawahiri, son second, qui aurait pris la tête de l’organisation après sa mort.

Doper la popularité d’Obama
Enfin, à travers ces documents, on constate que Ben Laden s’efforce de façon constante de ménager le pays qui l’héberge, le Pakistan. Le 3 décembre 2010, Attiyya et un autre pilier d’Al-Qaida, Yahya Al-Libi, menacent de mesures de rétorsion le chef du Tehrik-e-Taliban, Hakimullah Mehsud, s’il poursuit ses « erreurs, contraires aux objectifs du djihad ». Néanmoins, à aucun moment, on ne trouve de signe de connivence avec les services de renseignement pakistanais soupçonnés d’avoir protégé le chef d’Al-Qaida. Dans le courrier d’Attiyya, il parle même d’un certain Abou-Salman Al-Baloutchi en le qualifiant de « bon moudjahidine » mais, ajoute-t-il, « les Baloutches qu’il connaît travaillent avec les services de renseignement pakistanais, je vous conseille donc de faire attention et de ne rien lui dire ».

Derrière des arguments souvent fragiles apparaît vite dans le texte de M. Hersh une autre dimension, beaucoup plus politique celle-là. Selon lui, en effet, cette affaire de faux raid clandestin monté de toutes pièces par Islamabad et Washington pour tuer Ben Laden n’aurait eu qu’un but : doper la popularité du président Barack Obama, qui souhaitait obtenir un deuxième mandat, tout en permettant aux Pakistanais de dire à une opinion très anti-américaine qu’ils n’avaient rien à voir avec cet assassinat.

Une thèse complotiste dans laquelle le journaliste américain a voulu faire tenir l’ensemble d’un puzzle très complexe et une réalité locale, régionale et internationale qui résiste aux schémas simplistes. C’est dommage, car le paysage des insurgés et des groupes djihadistes dans la région offre des sujets infinis de recherche, notamment sur l’histoire de ses liens avec les services de renseignement pakistanais.

La Maison Blanche a « catégoriquement rejeté » les accusations de M. Hersh, estimant l’article « bourré d’inexactitudes et de mensonges ». Le président du comité renseignement du Sénat américain, Richard Burr, a sèchement indiqué : « Je n’aime pas la fiction. » Islamabad, dans les mêmes termes, a assuré que le Pakistan n’avait jamais été mis dans la confidence du raid d’Abbottabad. Selon une contre-enquête très critique publiée par le média américain Vox, voilà des années que Seymour Hersh tentait de faire publier cette enquête par son employeur historique, The New Yorker. « Des demandes maintes fois rejetées par le rédacteur en chef David Remnick », dit Vox.

Jacques Follorou


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