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Académie française : Dany Laferrière raconté par Amin Maalouf

mardi 20 octobre 2020 par Charles

Après l’éloge de Dany Laferrière à Hector Bianciotti, l’auteur de Léon l’Africain brosse le portrait du nouvel immortel. En voici quelques extraits.

Par Mohammed Aïssaoui

C’est à Amin Maalouf qu’est revenue la tâche de faire la réponse au discours de Dany Laferrière.
« Monsieur, les terres d’Amérique d’où vous venez, Monsieur, nous les chérissons depuis toujours dans cette Compagnie, comme dans ce pays. Nouvelle-France, Saint-Domingue, Québec, Canada, Haïti… Tant d’affinités ! Tant de réminiscences ! Tant de passion réciproque ! Tant de fidélité ! (…)

 »Dans le récit que vous avez consacré au grand séisme de 2010, et qui s’intitule Tout bouge autour de moi, vous dites qu’une punition pour l’exemple avait été infligée aux Haïtiens pendant deux cents ans. Une punition, en effet ; on pourrait dire une vengeance. Qu’ils ont endurée avec dignité, souvent même avec panache. Ils ont su se doter d’une grande littérature, d’une tradition picturale unique, d’une trajectoire riche en épopées, d’un univers poétique, d’un domaine mystique, d’une identité forte et singulière. Mais constamment dans la souffrance, dans l’angoisse, dans la tragédie. Et plus d’une fois au cours de leur histoire ils ont eu à subir des dirigeants fantasques, ou pervers ! » (…)

 »Vous n’étiez pas pressé de quitter l’univers paisible de l’enfance. Et une partie de vous ne l’a jamais quitté. Vous ne cessez de faire l’éloge de la lenteur, des après-midi sans fin, des mangues mûres qui tombent de l’arbre dans vos mains. Le dernier en date de vos livres a pour titre : L’Art presque perdu de ne rien faire. Cependant, si j’ai bien compté, cet ouvrage est le vingt-troisième que vous publiez. Curieuse manière de ne rien faire ! À vrai dire, cette nonchalance, c’est votre forme d’élégance, comme les boutons en nacre de votre père dans le maquis.

Vous êtes à deux doigts de vous faire assassiner.

Amin Maalouf
 »Mais le délectable exil à Petit-Goâve devait se terminer un jour. Vous aviez onze ans quand votre mère vous ramena à Port-au-Prince. C’est là que se trouvent les meilleures écoles, et dans votre famille, comme dans tant d’autres familles haïtiennes, on ne badine pas avec l’enseignement. Le savoir, c’est le chemin de la dignité. Vous aviez donc recommencé à vivre dans la capitale. » (…)

 »C’est donc à Port-au-Prince que vous passez votre adolescence et que vous entrez dans l’âge adulte. Vous aviez peu vécu jusque-là dans votre ville natale, vous la connaissiez mal, vous aviez tout à découvrir - d’autres plages, d’autres nuits, d’autres lectures, d’autres créatures -, et dans un environnement qui n’était plus celui de l’innocence. Il vous fallait naviguer désormais avec précaution, avec ruse. Et acquérir d’autres habiletés. » (…)

 »C’était en 1976. Vous aviez commencé à travailler dans un hebdomadaire culturel, au sein d’une équipe jeune, talentueuse, et enthousiaste. Le Petit Samedi soir se voulait apolitique, s’occupant surtout de théâtre, de littérature, de musique, de peinture ; et plutôt qu’un journalisme d’opinion, il pratiquait un journalisme d’investigation.

 »Votre équipe était justement en train d’enquêter sur les agissements de certains personnages associés au régime - une sombre affaire de ciment, et quelques autres trafics -, quand l’un de vos collègues est soudain retrouvé sur une plage, non loin de Port-au-Prince, la tête fracassée. Il semble qu’il ait été enlevé, malmené, puis assassiné. Vous étiez proches, vous travailliez chaque jour ensemble, vous aviez le même âge, vingt-trois ans. Ce fut lui, la victime, cela aurait pu être vous. Après une nuit démentielle où vous parcourez la ville à la recherche d’une explication ou d’un coupable, et où vous êtes à deux doigts de vous faire assassiner à votre tour, vous prenez l’avion en catastrophe pour Montréal.

 »“À mon ami Gasner Raymond dont la mort a changé ma vie”, écrivez-vous en exergue au Cri des oiseaux fous, où vous relatez heure par heure les événements de cette fatidique journée du 1er juin 1976.

Vous voilà donc contraint à l’exil, dix-huit ans après votre père, et un peu plus jeune qu’il ne l’était lors de son départ. De lui, vous n’aviez plus que des souvenirs vagues. N’étaient-ce les photos que vous montrait parfois votre mère, vous n’auriez même pas pu vous rappeler ses traits. Qu’était-il advenu de lui ? Vous commencez à poser des questions à droite, à gauche, afin de reconstituer son parcours. Après l’Italie, il aurait passé du temps en Argentine, avant de partir pour les États-Unis. Aux dernières nouvelles, il serait à New York, dans le quartier de Brooklyn. »

 »Vous réussissez à obtenir l’adresse de l’appartement où il vit. Et vous décidez de vous y rendre. Avec émotion, avec appréhension. Vous sonnez. Vous attendez un peu. Il n’ouvre pas. Pourtant il y a, derrière la porte, le bruit d’une lourde respiration. Vous sonnez encore, vous frappez, puis vous l’appelez, en disant que vous êtes son fils. Un silence. Peut-être, chez lui, une hésitation. Mais il finit par hurler, de l’intérieur, qu’il n’a jamais eu ni pays, ni femme, ni enfant. Vous repartez sans l’avoir vu. (…)

Bien sûr, vous avez connu les épreuves que connaissent tous les migrants

Amin Maalouf
 »La première destination d’exil, votre mère l’avait choisie, et elle avait eu raison ; Montréal, c’est vous qui l’avez choisie, et vous avez eu raison, vous aussi. Parce qu’il y a, entre votre pays natal et votre pays adoptif, par-delà les différences de fortune, de dimension ou de latitude, une parcelle d’âme commune qui a pour nom la langue française, préservée chez les uns par fidélité aux ancêtres émigrés du Vieux Continent, et préservée chez les autres dans le sein chaleureux de la langue créole.

 »L’exil, quand on parle la langue du pays d’accueil, ce n’est plus tout à fait l’exil ; quand on partage avec ses nouveaux concitoyens des lectures communes, des références communes, des valeurs et des chuchotements à l’oreille, ce n’est plus l’exil. Et si l’on a le bonheur d’appartenir à la cohorte de Borges, la vénérable cohorte de ceux dont la patrie première est la littérature, alors l’exil devient un accomplissement et une rédemption. C’est votre cas, Monsieur.

 »Bien sûr, vous avez connu les épreuves que connaissent tous les migrants. L’usine, les trains de l’aube, les chambres insalubres, et ces regards qui vous scrutent, qui vous dépouillent, qui vous classent. Mais vous avez pris ces désagréments pour ce qu’ils étaient : des rites de passage. Vous n’aviez aucune envie de vous installer dans l’amertume, ni dans la récrimination. Vous n’êtes pas allé vers le Nord pour gémir, ni pour quémander, mais pour découvrir, pour bâtir, pour aimer, pour conquérir.

 »Cette posture de victime, que l’esprit de notre époque nous pousse à endosser, vous n’en avez pas voulu. Vous étiez censé décrire vos souffrances d’enfant ; vous avez décrit les mangues juteuses et l’odeur du café. Vous étiez censé parler de la misère de votre île natale, et de la malédiction qui la frappe ; vous avez parlé de sa luxuriance, de son audace et de sa fierté. À ceux qui vous demandaient pourquoi vous ne consacriez pas vos livres à la dénonciation de la dictature, vous avez répondu : les tyrans s’efforcent de coloniser notre existence entière ; notre premier devoir est de les écarter de notre champ de vision, pour nous consacrer à notre œuvre. »

N’avez-vous pas observé, à propos de votre père, qu’un révolutionnaire était d’abord un séducteur ?

Amin Maalouf
 »Vous n’êtes pas dans le militantisme, mais dans la séduction. Quand on lit sous votre plume des mots tels que “lutte”, “combat”, “attaque”, “stratégie”, “conquête”, ce sont toujours des métaphores sensuelles. Vous en jouez, d’ailleurs. L’un de vos romans s’intitule : Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? S’agissant de vous, nous savons avec certitude que c’est un fruit, et nous en sommes ravis.

 »Cela dit, la séduction n’est pas forcément dénuée d’intention politique. N’avez-vous pas observé, à propos de votre père, qu’un révolutionnaire était d’abord un séducteur ? La formule pourrait décrire également son fils. Rien n’est plus révolutionnaire, en ce siècle, que de refuser le rôle qui vous est assigné par votre naissance, par vos appartenances, par vos croyances supposées. Quand on vous a demandé un jour, avec quelque insistance, si vous vous définissiez plutôt comme un écrivain haïtien, ou caribéen, ou québécois, ou francophone, vous avez répondu avec un rire salutaire : “Je suis un écrivain japonais !” Une boutade dont vous avez fait le titre d’un roman. Vous avez bien raison ! Le monde serait triste si chacun s’enfermait dans son rôle, si chacun regagnait docilement les rangs de sa propre tribu, adoptant ses postures, se conformant à ses apparences, s’indignant seulement de ses indignations.

 »N’est-ce pas là, d’ailleurs, le paradoxe calamiteux de notre siècle ? La planète serait devenue, dit-on, un même village global ; pourtant, les esprits ne cessent de se cloisonner, chaque jour un peu plus. Nous avons au bout des doigts tout le savoir des hommes, comme nous ne l’avions jamais eu, comme nous n’avions jamais rêvé de l’avoir ; et au même moment, nous sommes pris dans une spirale de régression morale dont ne nous savons plus comment sortir.

 »Aujourd’hui, dans cette Compagnie qui est désormais la vôtre, c’est cela, avant tout, qui nous préoccupe et nous fait réfléchir. Comment persuader nos contemporains, et notamment nos compatriotes, qu’ils ont toute leur place au sein de la civilisation globale qui se construit, sans qu’ils aient à sacrifier leur langue, leur culture, leur trajectoire propre, ni leur dignité ? Comment leur éviter de se sentir dépossédés, envahis, exclus ou marginalisés ? N’est-il pas angoissant de se dire que nos enfants pourraient vivre demain dans un monde plus hostile - plus périlleux, plus cynique, plus barbare, plus inhumain - que celui où nous avons vécu ?

 »À toutes les époques, il y a des rendez-vous avec l’histoire - des tâches à accomplir, des combats à mener, des tournants à prendre, ou à éviter. Il est légitime pour nous de méditer sur ceux des temps passés ; d’évoquer les attentes, les désillusions, les remords ; de dispenser des blâmes et des hommages. Mais c’est notre rendez-vous avec l’histoire que nous devons constamment garder à l’esprit. Il est plus crucial encore que tous ceux qui l’ont précédé. Et cette fois, c’est à nous, Monsieur, c’est à notre génération de faire en sorte que le rendez-vous ne soit pas manqué. »

Retrouvez l’intégralité du discours d’Amin Maalouf sur le site de l’Académie française

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