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Suzy Castor ou la primauté de l’histoire

vendredi 30 octobre 2020 par Charles

par Monique Clesca

Pour rencontrer Suzy Castor, il faut traverser une petite jungle d’arbres indigènes où sont suspendues toutes les espèces d’oiseaux d’Haïti sculptés de vieux pneus recyclés tels des gigantesques mobiles coloriés en place pour accompagner les esprits bienveillants qui, de toute évidence, habitent ce lieu paradisiaque. Elle donne l’impression d’être dans un état d’apesanteur, assise comme elle l’est dans un coin de sa large terrasse décorée avec des sculptures et tableaux du Mexique et d’Haïti. Avec son chignon grisonnant, elle ressemble à l’arrière-grand-mère qu’elle est, mais quand ses yeux bruns fixent son objectif, on sait qu’on est en face d’une femme d’un intellect hors pair, d’une rigueur redoutable et d’un passé unique.

Tout est à peu près là dans sa vie – le commandant en chef de la révolution cubaine Fidel Castro, le prix Nobel de littérature Gabriel Garcia Marquez, les écrivains Anthony Phelps et Julio Cortázar, les intellectuels et politiques Jacques Stephen Alexis, Jean Casimir, Claude Moïse. Comme pour tout dans la vie du Dr Suzy Castor, historienne primée, militante politique, défenseure des droits humains et intellectuelle connue du milieu, la politique et le militantisme côtoient la littérature et les arts.

Elle parle d’une manière limpide sur tous les sujets tissant des éléments de sa vie avec ses opinions sur la vie politique et les changements sociaux des différentes périodes de l’histoire du pays.

D’emblée, elle annonce sa trajectoire en trois morceaux : « Mon enfance et mon adolescence en Haïti, ma vie de femme, de mère et de professionnelle au Mexique, et ma vieillesse en Haïti. »

Tout a commencé à Aquin où elle est née il y a quatre-vingt-quatre années de Brune Anglade et Dupain Castor. Elle est la seconde d’une fratrie de quatre enfants : sa sœur ainée, feue l’enseignante Paula Gourgue ; une autre sœur Yanick, morte à 25 ans et Aldy, son frère médecin. Des valeurs de tolérance vis-à-vis des autres et d’ouverture d’esprit suffisent à révéler l’ambiance de chez elle. Pour ceci, elle rend hommage à sa mère : « Tous les jours, nous assistions à la messe, malgré qu’elle soit elle-même non-catholique. Elle n’avait pas fait des études extraordinaires, mais nous disait de respecter nos convictions en respectant les autres et de profiter de nos vies. »

Ayant passé son enfance et son adolescence de la 11e à la classe de rhétorique en tant qu’étudiante et pensionnaire à l’École des sœurs de Sainte-Rose de Lima, mieux connue comme Mère Lalue, Suzy Castor y reste profondément attachée. Mère Lalue et l’école Sacré Cœur étaient fréquentées par des jeunes filles de la bourgeoisie et de l’oligarchie mais aussi des notables des provinces. « Je me considère de cette catégorie puisque mon père était un avocat et un spéculateur en denrées. Il y avait des mulâtres, des gens de Pétion-Ville, et ce n’était pas notre milieu habituel. Est-ce qu’il y a eu des discriminations ? Peut-être… mais j’ai gardé de bons souvenirs de mon passage à Lalue. » Du pensionnat, elle se rappelle les distractions, les amies, mais surtout d’avoir appris à développer sa vie intérieure, une passion pour la lecture et « la notion de sacrifice, parce qu’il fallait avancer pour ne pas décevoir les parents. »

Après l’obtention de son baccalauréat en 1955, elle choisit d’intégrer l’École normale supérieure dans la section des sciences sociales. Sortir du cocon du pensionnat et aller à l’université, c’était « le grand saut. J’étais la petite pensionnaire qui découvrait le monde. » Elle raconte que l’université était un lieu bouillonnant avec une vie estudiantine riche et où se fréquentaient des gens de strates sociales différentes, « il y avait une mixité sociale, contrairement à aujourd’hui. » Parallèlement, Suzy Castor est institutrice à Lalue et au collège Saint-Pierre malgré sa bourse de 100 gourdes, « ce qui était un grand soulagement pour mes parents. »

Pour elle, l’École normale est un lieu d’apprentissage intense non seulement pour la somme des connaissances accumulées, mais aussi parce que c’est un espace de réflexion. « Tu apprenais à te poser des questions et à réfléchir. Nous étions en première loge avec des professeurs admirables. Le jeune Leslie Manigat m’avait le plus marquée, s’émerveille Suzy Castor, qui le qualifie de « brillant. Il communiquait très bien et te faisait avoir envie d’apprendre ».

Il arrive, parfois, qu’une rencontre change le cours d’une vie, c’est son cas avec Gérard Pierre-Charles, qui lui a été présenté par une amie à la Librairie Stella. Avec un regard nostalgique, voire amoureux, elle parle du militant syndicaliste qui travaillait au Ciment d’Haïti, étudiait les sciences économiques à la faculté de droit et combattait l’injustice avec Jacques Stephen Alexis et Gérald Brisson, des leaders communistes du Parti d’Entente Populaire (PEP). « C’était un jeune homme sympathique avec la conversation passionnante. J’étais fascinée par son côté militant même si à ce moment je n’étais pas encore une militante politique ».

Le jour de sa remise de diplôme à l’Institut français en juillet 1958 retient son attention pour sa portée historique. Ce jour-là, le président François Duvalier se fait accompagner par des hommes en civil armés suite à l’attaque du palais par l’officier Pasquet. « C’était la première apparition des Tontons Macoutes », dit Suzy Castor avec gravité.

Le départ

Suit son envol au Mexique en février 1959, pays découvert par l’entremise d’un étudiant mexicain rencontré lors d’un cours. « Il m’est rentré à la tête d’aller là-bas. » Lauréate de ma promotion à l’École normale, « j’étais une curiosité. Comment avoir une bourse pour aller étudier en France et choisir le Mexique quand il y avait beaucoup plus d’aura d’aller à La Sorbonne ? » De ses parents, elle n’a eu ni combat ni refus.

« C’était une aventure », se souvient la boursière. Elle est éblouie par l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), « centre d’avant-garde » avec son vaste terrain, son grand stade, les œuvres du peintre Diego Rivera ainsi que par l’ancien royaume des Aztèques, où elle sera expatriée pendant un quart de siècle.

Quelques mois plus tard, Gérard Pierre-Charles la suit et s’inscrit à l’UNAM en économie. Tout s’enchaine rapidement. En avril 1960, ils se marient. Elle obtient sa maitrise et commence sa thèse de doctorat. Entre-temps, elle a son premier fils en 1961, son second en août 1962, mais un mois après, c’est la grande épreuve : son époux tombe malade. Le diagnostic de la poliomyélite tarde, mais il est sauvé de justesse pour être ensuite soigné et réhabilité en Union soviétique. « La poliomyélite a fait ses ravages et est partie. C’est un miracle. Imaginez-vous un garçon de 25 ans qui se lève avec un corps pratiquement mort. » Ce qu’elle admire par-dessus tout chez Pierre-Charles, c’est sa forte volonté et sa pugnacité : « En 46 ans de mariage, jamais je n’ai senti que je vivais avec une personne invalide ».

C’est alors que sa vie de militante commence et elle adhère au PEP. Elle reconnaît le génie de l’auteur principal du manifeste du parti, Jacques Stephen Alexis, rencontré à deux reprises. Apprécié, c’est peut dire qu’il l’est. Ce médecin politique, marxiste, grand romancier « et pas des moindres, très beau parleur, très bon vivant, avec un langage fascinant, » est, souligne-t-elle, un pionnier avec de très grandes idées et une grande vision du monde. « Il y a son manifeste. Il y a ses romans. Il y a son action liée à sa pensée. C’est l’une des figures majeures de cette période et devrait occuper une place plus importante dans l’histoire du pays ».

Suzy Castor devient Patricia, « mon nom clandestin » au sein de la cellule mexicaine qu’elle aide à monter. L’objectif était de renforcer les contacts au niveau international, notamment avec Cuba, l’Union soviétique et ailleurs pour avancer la lutte contre la dictature Duvalier. Elle accueille des camarades passant sous le couvert de l’anonymat pour participer à la lutte armée et travaille avec le réseau de militants étendu en France, en Allemagne et au Canada. « On étudiait à l’époque, c’était indispensable. » Etait-elle l’unique femme ? « Non, même en Haïti, il y a eu plusieurs femmes qui militaient. Ce n’était pas l’égalité, loin de là, mais elles n’étaient pas des exceptions. Aucun mouvement n’aurait pu survivre sans la participation des femmes ».

Nous sommes en 1969. Le PEP fusionne avec le PUDA/PPLN et devient le Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH). Suzy Castor y adhère. Il y a aussi les massacres des communistes, qui, dit-elle avec un regard assombri, s’inscrivaient dans une logique de « nettoyage » de la résistance pour permettre l’intronisation de Jean-Claude Duvalier.

Au Mexique qu’elle appelle « une force d’attraction et un lieu de mouvement intellectuel par excellence, » l’historienne trace son chemin. Le pays est un point de chute important au cœur de la guerre froide et une terre d’exil pour des militants, des intellectuels et toute une pléiade de gens liés aux mouvements dans leurs pays. L’historienne découvre avec un appétit féroce que le Mexique est aussi une porte vers un monde inconnu et une vision globale du continent, incluant la Caraïbe. Elle vit avec intensité ce « bouillonnement de pensées ni figées, ni dogmatiques, de réflexions très riches et très profondes sur les événements et sur le développement. C’était comme une ouverture théorique et pratique sur le monde ». Tout ceci l’inspire, la galvanise et lui insuffle une période féconde pour sa formation et sa production intellectuelle. Elle ouvre la section Caraïbes à l’UNAM, y publie une revue et est auteure de nombreux articles et livres, dont Le Massacre de 1937 et Les Relations haïtiano-dominicaines et Étudiants et Luttes sociales dans la Caraïbe, publiés respectivement en 1988 et 1992.

S’il y a un fil unificateur qui court à travers la vie de Suzy Castor, c’est la militance. Elle est presque gênée de l’avouer, pourtant l’historienne cache une riche expérience avec de puissants et de grands intellectuels. Elle est nommée par le président cubain Fidel Castro, avec l’Argentin Julio Cortázar, l’Uruguayen Mario Benedetti, le Mexicain Pablo Gonzales Casanova, membre du Comité des intellectuels latino-américains. « Je me suis trouvée là par hasard, avec des gens consacrés déjà. La lutte avait plusieurs formes et les intellectuels devaient affirmer leur participation à la lutte », elle explique en toute humilité.

Son regard s’éclaire quand elle se rappelle l’attention particulière du président Castro recevant le comité « en toute simplicité, sans protocole. Il plaisantait souvent, mais lorsque tu étais à ses côtés, tu savais que tu étais en présence d’un homme exceptionnel. C’étaient des conversations assez remarquables et des moments très forts et très enrichissants. » Elle parle de l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, également membre du comité : « C’était un type chaleureux, peu commun. Il avait des histoires extraordinaires sur son enfance, sur sa vie mais on pensait qu’il les inventait à cause de sa façon de les raconter. Il m’a également parlé du syndrome de la page blanche en expliquant qu’il était paniqué chaque fois qu’il avait une page blanche devant lui ».

Le retour

Le 7 février 1986, la chute de la dictature des Duvalier lance la troisième partie de la vie de Suzy Castor. « C’est une date charnière dans notre parcours de peuple, extraordinaire aussi bien pour ceux qui sont restés au pays que pour ceux qui sont rentrés de l’exil », lâche-t-elle. Elle revient au pays dans l’effervescence et l’exaltation. C’est une période post-dictatoriale de grande richesse où la société se cherche, malgré la méfiance où chacun doute de l’autre, résume-t-elle.

À son retour d’exil, elle est affiliée au PUCH : « Nous n’y avons jamais renoncé, mais nous n’étions plus des militants de première ligne. » Toutefois, après la chute de Duvalier, elle et Pierre-Charles avaient compris « qu’il fallait un plus large mouvement démocratique ».

Le pays retrouvé en 1986 est différent de celui laissé en 1959 : « Le duvaliérisme avait tout balayé » se souvient-elle. L’historienne explique que malgré la vision qu’elle avait, vingt-six ans d’exil l’obligeaient à connaître ce nouveau pays, à comprendre dans son quotidien, dans ses réactions, dans sa mentalité cette nouvelle réalité portée par le grand mouvement populaire de rejet de la dictature par la population. « Tu peux faire des analyses justes, mais quand tu agis, il faut te coller aux façons d’être des femmes et des hommes. Nous avons apporté notre petite pierre de l’extérieur mais notre défi au retour était comment s’y insérer ? » Et elle et son époux se sont attelés à cela, travaillant côte à côte avec des groupes sur le terrain, notamment le secteur des églises catholiques, des communistes, des jeunes, des nationalistes, des paysans.

Qu’a-t-elle trouvé ? Beaucoup de gens d’horizons différents, mais d’aspiration commune qui parlaient beaucoup de réunification. Une velléité de travailler ensemble, de s’organiser et de trouver une sortie large et démocratique. Pour la construction du pays, deux grands besoins sautent aux yeux. D’une part, combler les lacunes en éducation avec, en priorité, la formation de la jeunesse, d’où la création, avec Pierre-Charles, du Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le développement (CRESFED). D’autre part, le besoin d’organiser le pays avec l’action militante au moment venu.

« L’horizon s’ouvrait et certains d’entre nous avaient senti la nécessité de structurer ce mouvement », commente Suzy Castor. C’est dans ce courant-là qu’il y a eu le travail avec Jean-Bertrand Aristide et le mouvement Lavalas — d’où la naissance de l’Organisation Politique Lavalas (OPL) en 1990. Encore une fois, elle déplore l’accent mis sur les divisions, « mais pas assez sur les unifications des courants religieux, socio-démocrates, communistes, qui ont commencé à travailler ensemble ».

En septembre 1991, il y a le coup d’État. L’armée fait couler du sang dans le pays. L’élan démocratique est brisé. « On avait le devoir de travailler pour le retour constitutionnel », explique fièrement celle qui « s’est implantée fermement dans la résistance » avec le secteur resté sur place à combattre les militaires. Avec un large sourire, elle cite des camarades tels Claude Jean-François, Paul Denis, Nènè Mathurin, Irvelt Chéry et Marc Romulus. Aristide revient en 1994 et les divergences se font sentir. Afin de ne pas perdre tout le travail réalisé par l’Organisation Politique Lavalas, elle et ses camarades gardent le sigle OPL, mais fondent l’Organisation du Peuple en Lutte. En 2000, elle sera leur candidate malheureuse pour le poste de sénatrice du département de l’Ouest.

Le 17 décembre 2001, l’obscurantisme rattrape Suzy Castor. C’est un point de rupture qui met fin à toutes ses illusions et elle y reste fortement imprimée. « Ce jour-là, mes trois tours sont tombés. L’OPL a été vidée et incendiée. Le CRESFED a été vidé et incendié. Ma résidence a été vidée et incendiée. Le gouvernement du président Aristide durcissait sa politique et il s’en est pris à tout ce qu’il considérait comme des obstacles sur son chemin », dit cette femme de conviction qui n’utilise jamais la langue de bois.

Elle a le regard triste quand elle témoigne, ayant fui son domicile suite à l’appel téléphonique de son époux, à l’étranger, lui demandant de partir immédiatement avec les enfants. « Je suis sortie à temps. C’était la folie. Des hordes de jeunes… » Elle marque une pause. Les pertes sont énormes. Des maisons privées, des sièges de partis politiques, des institutions comme l’Institut français — tous ont été détruits. Au CRESFED, des livres et des documents historiques ont été incendiés. L’une des plus grandes pertes est la lettre de Jacques Stephen Alexis à Gérard Pierre-Charles, écrite juste avant l’ultime voyage d’Alexis en Haïti. Sans habits, ses enfants et petits-enfants se lèvent le lendemain. Amoureuse de peinture, elle constate le vol de tous ses tableaux, collectionnés au fil des ans. « C’est là que tu te rends compte de la vanité des choses matérielles qui peuvent partir d’un jour à l’autre, mais il y a certaines valeurs qu’on ne peut pas te retirer », affirme-t-elle. « C’était une attaque gratuite. Rien ne méritait une réponse pareille. Nos chemins s’étaient séparés en douce, sans être ennemis ».

Elle refuse d’abandonner : « Trois jours après, je suis retournée chez moi. Je me suis dit, ’’je ne donne pas ce plaisir à Aristide’’ ». De cet acte de barbarie, l’historienne retient la certitude de la désapprobation des politiques de destruction par la population : « Les voisins désapprouvaient mais ne pouvaient rien faire. Quand la violence se déchaîne, la population est aplatie de peur et d’impuissance ».

Elle résiste et organise des journées portes-ouvertes au CRESFED. Elle se souvient avec émotion d’un homme du peuple arrivé de Carrefour à pied pour lui dire. Je voulais montrer ma solidarité et dire que ces choses-là ne doivent pas se faire.’ Ou des enfants de l’école du quartier qui ont emmené quelques crayons pour la reconstruction du centre. C’est là, par ces scènes, qu’elle prend conscience que la fraternité et la solidarité sont des valeurs haïtiennes incontournables. « Lorsque je vois ces choses-là, je dis que Haïti ne mourra pas », sourit-elle.

Pourtant, la mélancolie se lit sur son visage quand elle confie : « Le jour du feu de radio Kiskeya m’a rappelé le 17 décembre ».

Ce qui nous ramène à la crise qui secoue Haïti depuis juillet 2018. Pour Suzy Castor, de manière générique, crise signifie : dès qu’on est dans une situation où la production ne peut être assurée, où les couches sociales sont très exploitées et/ou très insatisfaites, ou qu’il y a un déséquilibre entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Elle parle aussi des pré-requis nécessaires pour un pays, notamment « un État qui fonctionne avec des institutions qui marchent selon des règles établies, et une économie qui permet d’assurer la vie de la population pour que les couches sociales aient de quoi vivre et se développer dans un environnement leur permettant de se réaliser. » Et on sait qu’elle parle d’Haïti qui est loin, très loin de ces prérequis. Pas étonnant qu’Haïti soit en crise, conclut-elle.

La structure économique d’Haïti, contrairement à beaucoup d’autres pays, est restée archaïque avec les mêmes rapports de production vieux de deux siècles, puisqu’il n’y a pas eu de développement de la plantation, comme à Cuba ou en République dominicaine, déplore-t-elle. Entre-temps, les crises dans d’autres pays de l’Amérique latine ont évolué avec des solutions nationales, telle la révolution mexicaine. Haïti — ce qui fait sa singularité peu enviable — n’a pas trouvé de solution nationale pour résoudre sa crise.

Il y a eu un semblant de solution étrangère en 1915 avec l’occupation américaine. « Ils ont eu leur moule de démocratie représentative. Ils se sont adaptés à la structure économique existante et ont favorisé l’immigration haïtienne. Mais ils n’ont pas touché l’essentiel, c’est-à-dire, les vrais problèmes haïtiens », signale celle qui est l’auteure de L’Occupation Américaine d’Haïti, premier prix de la Société haïtienne d’histoire en 1987. Ainsi, le système a continué à fonctionner. Ces soi-disant solutions américaines ont commencé à fléchir avec des soubresauts par-ci, par-là, dit-elle, et la crise a resurgi. La dictature des Duvalier de 1957 à 1986 « ne l’a ni solutionnée ni allégée », et sa chute encore moins.

Ce qui résonne le plus dans ce que dit l’historienne aux cheveux sel et poivre et veuve depuis 2004, c’est, d’une part, le très fort niveau de pourrissement de la crise qui a atteint tous les aspects de la vie nationale, et, d’autre part, la difficulté de la résoudre compte tenu de sa complexité : « Les problèmes sont entrelacés et très profonds. Chaque fois que tu résous un problème, d’autres surgissent. » Sa résolution doit passer par le politique. Et il faut une approche collective pour poser le problème, l’affronter et le résoudre afin d’avancer, souligne-t-elle. Ses convictions poussent la militante politique à prôner une solution qui incorpore les jeunes appelés à porter l’avenir tout comme les femmes. Du collectif pourra surgir des individus, mais les propositions ou solutions individuelles ne sont pas viables, fait-elle remarquer. Le défi est de dépasser le sentiment de « pour que ça soit bon, il faut que ça soit moi qui le présente. Chacun se sent le messie. » Cette méfiance des autres est due essentiellement au manque d’éducation civique et de l’effet pervers de la longue dictature des Duvalier, « qui a moulé les esprits et formaté les gens », élude-t-elle.

D’où son inquiétude face à l’incompétence et l’amateurisme du président Jovenel Moise qui bloque l’avancement du pays. « De par son tempérament et son discours, le président prouve qu’il souffre d’une grande incompréhension de la situation. Il vit dans un monde imaginaire. Il n’est pas à la hauteur », dit-elle. Il est soutenu par l’international puisqu’il sert leurs intérêts, en particulier avec le Venezuela. « Jovenel est un bon pion, c’est un fidèle serviteur. Ce soutien l’obnubile. Il fait partie du problème et non de la solution parce qu’il est la vis qui bloque ».

Aujourd’hui, moins présente dans la vie d’un parti politique, elle se situe ouvertement dans les grands combats du jour, notamment les droits humains et la lutte contre la corruption. Membre fondateur depuis 1989 de la Plateforme des droits humains, le CRESFED qu’elle dirige a conservé sa philosophie d’ouverture à tous les courants démocratiques et est engagé tant dans la formation et les publications sur les droits humains que dans le regroupement « Ensemble contre la corruption. » Elle revendique la contribution importante du CRESFED à la formation de milliers de jeunes Haïtiens des comités de base de la paysannerie jusqu’aux universitaires et à la recherche sur la dynamique communautaire pour comprendre et approfondir la réalité du pays.

Elle se dit préoccupée par ce qu’elle appelle « la drôle de relation » entre l’histoire et l’Haïtien, qui parle toujours d’histoire, mais de celle d’avant l’indépendance ou de l’indépendance mais jamais de l’histoire contemporaine. « Le monument aux morts du tremblement de terre est pitoyable. C’est un mépris pour 300 000 morts. Quel monument ont les victimes de Duvalier ? Pourquoi n’y a-t-il pas un monument aux victimes des Vêpres de Jérémie ? C’est comme si on voulait faire disparaître la mémoire de ce qui s’est passé. Si nous ne connaissons pas notre histoire, que deviendrons-nous ? »

Suzy Castor comprend l’immensité de son privilège. Elle se régale de ses quatre enfants, neufs petits-enfants et un arrière-petit-enfant d’un an. “Je suis arrière-grand-mère, c’est mon titre de fierté !” On envie la sérénité de cette femme souriante qui, avec douceur et une lucidité déroutante, affirme : « Lorsque je regarde autour de moi en Haïti, je me sens en sursis pour mon âge. J’aimerais bien mourir pendant que je me sens pleine de vie. »

C’est la militante consciente des inégalités structurelles d’Haïti qui conclut : « J’ai une foi incommensurable dans les Haïtiens. Pour que ce pays avance, l’éducation et la formation sont indispensables. Ainsi, malgré les pires moments que nous sommes en train de vivre comme maintenant, nous devons garder notre boussole ».

Monique Clesca @moniclesca et moniqueclesca


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