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mardi 17 novembre 2020 par Charles

EXTRAITS EXCLUSIFS. Humiliation de Trump, capture de Ben Laden, quotidien à la Maison-Blanche : Obama raconte
00h01 , le 14 novembre 2020
ParRedaction JDD
ABONNÉS Dans ces larges extraits des Mémoires de Barack Obama publiés en exclusivité dans le JDD, l’ancien président américain livre ses souvenirs du printemps 2011, marqué par l’assaut contre Oussama Ben Laden au Pakistan et une allocution dans laquelle il a tenu à humilier Donald Trump.

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Dans le 27e et dernier chapitre de ses Mémoires, dont le JDD publie de larges extraits, Barack Obama revient sur la polémique née au printemps 2011 à propos de sa nationalité américaine. Fortement alimentée par Donald Trump, elle coïncidait avec les préparatifs du raid des forces spéciales contre Oussama Ben Laden que le président allait ordonner plus tard. Une période au cours de laquelle il a dû conjuguer sang froid politique, vie de famille et secret des opérations militaires.

Obama sur les doutes autour de son acte de naissance : "J’en avais ma claque"
[…] Un jour, en revenant de la salle de crise, j’ai croisé Jay Carney, qui avait succédé à Gibbs au poste de porte-parole. Jay était un ancien journaliste qui s’était retrouvé à de nombreuses reprises aux premières loges pendant des moments historiques. Il était correspondant à Moscou pour le magazine Time durant la chute de l’Union soviétique et se trouvait à bord d’Air Force One avec le président Bush le matin du 11-Septembre. Ce jour-là, il m’a annoncé qu’il venait de passer une bonne partie de son point presse quotidien à répondre à des questions sur l’authenticité de mon acte de naissance.

Il y avait un peu plus d’un mois que Donald Trump s’était immiscé dans la conversation politique du pays. Mes conseillers et moi avions cru que, après en avoir fait leur beurre, les médias se lasseraient peu à peu de cette obsession pour ma naissance. Et pourtant, comme des algues dans une eau stagnante, les articles relatant ces élucubrations proliféraient un peu plus chaque semaine. Des émissions consacraient de longues plages à Trump et à ses théories. […]

Les discussions tournaient beaucoup autour du fait que le document que nous avions diffusé en 2008 était un "extrait" d’acte de naissance, soit le document standard délivré par l’État de Hawaï pour les demandes de passeport, de numéro de sécurité sociale ou encore de permis de conduire. Mais, à en croire Trump et sa clique, cet extrait ne prouvait rien. On nous demandait donc pourquoi je n’en avais pas fourni la version intégrale. Certaines informations avaient-elles été délibérément omises de l’extrait ? Peut-être des informations indiquant que j’étais musulman ? L’acte intégral avait-il été falsifié ? Que cachait donc Obama ?

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Mes conseillers ont trouvé que de m’exprimer à ce sujet était une mauvaise idée et soutenu que je ne ferais qu’apporter de l’eau au moulin des conspirationnistes

Finalement, j’ai décidé que j’en avais ma claque. J’ai appelé Bob Bauer, le conseiller juridique de la Maison-Blanche, et je lui ai demandé de faire extirper l’acte intégral du volume relié dans lequel il était enfoui au fond des archives de l’état civil de Hawaï. J’ai ensuite fait savoir à David Plouffe [conseiller spécial à la Maison-Blanche] et à Dan Pfeiffer [directeur de la stratégie de communication de la Maison-Blanche] que j’avais la ferme intention de publier ce document, mais aussi de m’exprimer à son sujet. Ils ont trouvé que c’était une mauvaise idée et soutenu que je ne ferais qu’apporter de l’eau au moulin des conspirationnistes, et que, de toute façon, répondre à des accusations aussi absurdes n’était digne ni de moi ni de ma fonction.

"C’est précisément là où je veux en venir", ai-je répondu.

C’est ainsi que, le 27 avril, j’ai pris place sur l’estrade de la salle de presse de la Maison-Blanche et j’ai salué l’assemblée. J’ai commencé par faire observer que les chaînes nationales avaient toutes décidé, chose très rare, d’interrompre leurs programmes habituels pour diffuser mon intervention. J’ai ajouté que, deux semaines plus tôt, quand les républicains de la Chambre et moi avions dévoilé deux propositions budgétaires opposées, les journaux télévisés étaient restés focalisés sur mon acte de naissance. J’ai ensuite noté que les États-Unis se trouvaient face à des défis importants, exigeant de grandes décisions ; qu’il fallait nous attendre à des débats acharnés et parfois à des désaccords farouches, car c’était le fonctionnement normal de notre démocratie, et que j’étais certain que nous étions capables de construire ensemble un avenir meilleur.

Nous n’allons pas réussir à régler nos problèmes si nous nous laissons distraire par des clowns

"Mais, ai-je continué, nous n’allons pas y arriver si nous nous laissons distraire. Nous n’allons pas y arriver si nous passons notre temps à nous traîner mutuellement dans la boue. Nous n’allons pas y arriver si nous racontons n’importe quoi en prétendant que les faits n’ont aucune valeur. Nous n’allons pas réussir à régler nos problèmes si nous nous laissons distraire par des clowns et des bonimenteurs de foire." J’ai parcouru la salle du regard. "Je sais que certains continueront à s’accrocher à cette histoire, quoi que nous disions. Mais c’est à l’écrasante majorité du peuple américain que je m’adresse, ainsi qu’à la presse. Nous n’avons pas le temps pour ces bêtises. Nous avons mieux à faire. J’ai mieux à faire. Nous avons de grands problèmes à résoudre. Et je suis certain que nous parviendrons à les résoudre, mais, pour cela, nous allons devoir nous concentrer sur ces problèmes - pas sur des bêtises."

Silence dans la salle. Je suis sorti par une des portes coulissantes menant aux bureaux du service de presse, où se trouvaient plusieurs jeunes membres de l’équipe qui avaient vu mon intervention. Ils paraissaient tous avoir la vingtaine. Certains étaient déjà présents pendant ma campagne ; d’autres nous avaient rejoints récemment, mus par l’envie de servir leur pays. Je les ai regardés dans les yeux chacun leur tour. "On vaut mieux que ça, leur ai-je dit. Ne l’oubliez pas."

Une interview mardi soir sur France 2
Mardi à 20h40 après le JT, France 2 diffusera une interview exclusive à la télévision française de Barack Obama. Réalisée dimanche après-midi à Washington par François Busnel, elle durera une vingtaine de minutes. Disponible en replay dès mardi soir sur les plateformes francetv et franceinfo.fr, l’entretien sera également rediffusé sur franceinfo canal 27, mercredi à 12 heures, 14h30 et 21h30.

La probabilité pour que Ben Laden se trouve sur le lieu du raid était du "50-50"
Dans la salle de crise, le lendemain, nous avons étudié une dernière fois les modalités d’une possible opération à Abbottabad le week-end suivant. Plus tôt dans la semaine, j’avais donné mon aval à McRaven [commandant des opérations spéciales de l’armée] pour envoyer les SEALs [commandos des forces spéciales de l’US Navy] et les pilotes d’hélicoptère en Afghanistan, et le groupe était arrivé à Jalalabad, où il attendait les ordres.

Afin de recouper le travail de la CIA, Leon [directeur de la CIA] et Mike Morell [directeur adjoint] avaient demandé au chef du Centre national de l’antiterrorisme, Mike Leiter, de faire examiner les données disponibles sur le complexe par un groupe d’analystes ignorant tout du dossier, pour voir si leurs conclusions correspondraient à celles de l’agence. L’équipe de Leiter a estimé entre 40 et 60% la probabilité que Ben Laden s’y trouve ; la CIA, pour sa part, donnait entre 60 et 80%. Un débat s’est ensuivi pour déterminer l’origine de cet écart. Au bout de quelques minutes, j’ai interrompu la discussion. "Je sais que nous nous efforçons d’être aussi précis que possible, ai-je dit. Mais, au bout du compte, c’est du 50‑50. Avançons."

McRaven nous a annoncé que les préparatifs du raid étaient terminés ; ses hommes et lui étaient prêts. De même, Cartwright [chef adjoint de l’état-major des armées] nous a confirmé que le bombardement par drone avait été testé et pouvait être ordonné à tout moment. J’ai fait ensuite un tour de table pour recueillir l’avis de chacun. Leon, John Brennan [conseiller à la sécurité intérieure et au contre-terrorisme] et Mike Mullen [chef d’état-major des armées] avaient une préférence pour le raid. Hillary [secrétaire d’État] nous a dit qu’elle était très partagée, puis elle a énuméré prudemment les risques qu’entraînait le raid – notamment une rupture de nos relations avec le Pakistan, ou un affrontement avec son armée. Elle a néanmoins conclu en disant que, cette piste étant la meilleure que nous ayons depuis des années pour arrêter Ben Laden, elle était favorable à l’envoi des SEALs.

Politiquement, Carter ne s’est jamais remis de l’opération Desert One. Et Joe [Biden] sous-entendait qu’il en irait de même pour moi

Gates [ministre de la Défense], pour sa part, y était opposé, mais il était ouvert à une frappe par drone. Il a invoqué un précédent : l’opération Desert One en avril 1980, organisée pour sauver les cinquante-trois otages retenus en Iran et qui avait viré à la catastrophe quand un hélicoptère de l’armée américaine s’était écrasé dans le désert, causant la mort des huit hommes d’équipage. Il fallait garder à l’esprit, nous a dit Gates, que toute la planification du monde ne pourrait jamais empêcher qu’une opération de ce type tourne au vinaigre. Au-delà du risque humain, il redoutait qu’un échec ait des répercussions négatives sur notre guerre en Afghanistan. Plus tôt dans la journée, j’avais annoncé le départ à la retraite de Bob après quatre années au poste de secrétaire à la Défense, et mon intention de nommer Leon à sa suite. En écoutant ce raisonnement sensé et argumenté, je me suis rappelé combien sa présence m’avait été précieuse.

Joe [vice-président des États-Unis] lui aussi s’est prononcé contre l’option du raid, au motif que le risque d’échec était trop élevé et que je ferais mieux d’attendre pour me décider que les services de renseignement aient confirmé que Ben Laden se trouvait dans le complexe. Comme chaque fois, depuis le début de ma présidence, qu’une décision importante se présentait, j’appréciais la capacité de Joe à faire un pas de côté et à poser les questions qui fâchent, souvent pour me dégager l’espace mental dont j’avais besoin pour mes délibérations intérieures. Je savais aussi que, tout comme Gates, il travaillait déjà à Washington pendant Desert One. Il en gardait certainement de vifs souvenirs : la douleur des familles, le coup porté au prestige des États-Unis, les récriminations, et Jimmy Carter dépeint comme un homme à la fois faible et irréfléchi pour avoir autorisé cette mission. Politiquement, Carter ne s’en était jamais remis. Et Joe sous-entendait qu’il en irait de même pour moi.

Pour Obama, "sans possibilité de confirmer que Ben Laden avait été tué, le jeu n’en valait pas la chandelle"
[…] Tom Donilon [chef du conseil national de sécurité] m’a accompagné jusqu’au Bureau ovale, son habituelle pile de dossiers et de carnets sous le bras, et nous avons rapidement parcouru la liste des actions que je pourrais avoir à entreprendre dans les prochains jours. Brennan et lui avaient préparé un scénario pour chaque éventualité ou presque, et sa tension et sa nervosité se lisaient sur son visage. Sept mois après que je l’avais nommé conseiller à la sécurité nationale, il avait décidé de faire davantage de sport et d’arrêter le café, une bataille qu’il était visiblement en train de perdre. J’étais impressionné par sa force de travail, par la foule de détails qu’il gardait constamment en tête, la quantité de mémos, de télégrammes et de données qu’il devait ingurgiter, le nombre de désastres qu’il réparait et de disputes interagences qu’il résolvait, tout cela pour me permettre d’avoir les informations et la concentration nécessaires à mon travail.

Un jour, j’avais demandé à Tom d’où lui venaient sa détermination et sa diligence, et il les avait attribuées à ses origines sociales. Il avait grandi dans une famille modeste, d’origine irlandaise, avait bûché pour entrer en fac de droit, puis travaillé sur diverses campagnes électorales et fini par devenir un poids lourd de la politique étrangère. Pourtant, malgré ses réussites, il m’avait confié avoir une peur viscérale de l’échec et ressentir constamment le besoin de faire ses preuves.

J’avais éclaté de rire et répondu que je voyais tout à fait de quoi il parlait.

Je n’avais pas parlé à Michelle de la décision que j’allais devoir prendre, car je ne voulais pas l’encombrer avec ce secret tant que moi-même j’hésitais

Ce soir-là, au dîner, Michelle et les filles étaient en grande forme et n’ont pas arrêté de me taquiner à propos de ce qu’elles appelaient mes "manies" : je mangeais toujours les amandes par poignées après les avoir secouées au creux de mon poing, je portais toujours la même paire de vieilles sandales usées dans la maison, je n’aimais pas les sucreries ("Votre père se méfie de tout ce qui est délicieux… c’est trop de plaisir pour lui"). Je n’avais pas parlé à Michelle de la décision que j’allais devoir prendre, car je ne voulais pas l’encombrer avec ce secret tant que moi-même j’hésitais, et, si j’étais plus tendu qu’à l’ordinaire, elle n’a pas paru le remarquer. Après avoir couché les filles, je me suis replié dans la salle des Traités, j’ai mis un match de basket à la télé et j’ai suivi le ballon du regard en récapitulant une dernière fois les différents scénarios.

En réalité, j’avais réduit le champ des possibles au moins deux semaines plus tôt ; depuis lors, chaque réunion n’avait fait que confirmer mon intuition. Je n’étais pas favorable à une frappe aérienne, même aussi précise que celle imaginée par Cartwright : j’estimais que, sans possibilité de confirmer que Ben Laden avait été tué, le jeu n’en valait pas la chandelle. En outre, je ne pensais pas qu’il soit utile d’accorder davantage de temps aux services de renseignement, dans la mesure où les mois que nous avions passés à surveiller le complexe ne nous avaient fourni aucune information supplémentaire. Et, considérant tout le travail préliminaire qui avait déjà été accompli, je doutais que nous puissions garder le secret encore un mois.

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Sa participation à ce "pince-fesses" du dîner des correspondants lui semblait "politiquement maladroit"
[…] Michelle et moi devions assister au dîner des correspondants de la Maison-Blanche. Cet événement, organisé par l’association des correspondants de presse et auquel le président assistait au moins une fois par mandat depuis l’époque de Calvin Coolidge dans les années 1920, avait été conçu comme une occasion pour les journalistes et les personnes qu’ils suivaient de mettre de côté leurs différences et oppositions le temps d’une soirée de détente. Mais, avec les années, les milieux de l’information et du divertissement se confondant, ce rassemblement annuel s’était mué en un équivalent washingtonien des Oscars ou du gala du Met : il était désormais animé par un humoriste et retransmis sur le câble, et deux mille journalistes, politiciens, grands patrons et membres du gouvernement, ainsi qu’un éventail de célébrités hollywoodiennes, s’entassaient dans une salle de bal exiguë pour étendre leur réseau, se faire voir et écouter le président déclamer une espèce de sketch dans lequel il se moquait de ses adversaires et plaisantait à propos de l’actualité du jour.

Dans une période où, aux quatre coins du pays, les Américains avaient du mal à trouver du travail, à garder leur maison ou à payer leurs factures à cause de la récession, ma participation à ce pince-fesses - avec son entre-soi, son tapis rouge et son extravagance - me paraissait politiquement maladroit. Mais, puisque j’y avais assisté les deux années précédentes, je ne pouvais pas me permettre d’éveiller les soupçons en annulant ma participation au dernier moment. J’allais devoir me présenter devant une assemblée de journalistes et faire comme si de rien n’était, comme si je ne pensais pas constamment à McRaven qui allait bientôt rejoindre les SEALs à Jalalabad et pouvait déclencher l’opération quelques heures plus tard.

De mauvaise grâce, Donald Trump avait admis que j’étais bien né à Hawaï, tout en se félicitant de m’avoir obligé - au nom du peuple américain - à lever tous les doutes

Coup de chance, la plus grande distraction du moment avait été conviée à s’asseoir à la table du Washington Post, et, pour ceux d’entre nous qui savaient, nous étions curieusement rassurés de nous dire que, dès l’instant où Donald Trump ferait son entrée, il serait pratiquement certain que personne ne penserait au Pakistan.

Dans une certaine mesure, la diffusion de mon acte de naissance intégral et mes réprimandes à la presse avaient eu l’effet escompté : de mauvaise grâce, Donald Trump avait admis que j’étais bien né à Hawaï, tout en se félicitant de m’avoir obligé - au nom du peuple américain - à lever tous les doutes. La controverse restait cependant présente dans les esprits, et j’en avais eu l’illustration ce samedi-là lorsque, entre deux points avec mon équipe de sécurité nationale, j’avais vu Jon Favreau [rédacteur des discours du président Obama] et les auteurs qui avaient travaillé sur mon intervention - aucun d’eux n’étant au courant de l’opération qui se préparait.

Le monologue qu’ils m’avaient écrit était plutôt inspiré, mais je butais sur une phrase qui ridiculisait le birtherism [nom donné à la théorie soutenant que Barack Obama n’est pas né sur le sol américain] en sous-entendant que Tim Pawlenty, l’ancien gouverneur du Minnesota qui avait des ambitions présidentielles, dissimulait que son vrai nom était "Tim Ben Laden Pawlenty". J’ai demandé à Favs de remplacer "Ben Laden" par "Hosni" [le président égyptien Hosni Moubarak], arguant que cela collerait mieux à l’actualité. J’ai bien senti qu’il ne voyait pas cette correction comme une amélioration, mais il n’a pas protesté.

Au milieu de l’assistance, "Trump, muet, souriait jaune"
En fin d’après-midi, lorsque j’ai passé un dernier coup de téléphone à McRaven, il m’a annoncé que, du fait d’un temps brumeux au Pakistan, il comptait attendre le dimanche soir pour déclencher l’opération. Il m’a assuré que tout était en ordre et son équipe prête. Je lui ai répondu que ce n’était pas pour cela que je l’appelais.

"Dites à vos hommes toute l’estime que j’ai pour eux, lui ai-je demandé.
– Oui, monsieur.
– Bill, ai-je insisté sans trouver les mots pour lui communiquer ce que j’éprouvais. J’y tiens vraiment. Dites-leur.
– Je le ferai, monsieur le Président."

Ce soir-là, Michelle et moi avons été conduits au Hilton de Washington, où nous avons été photographiés avec diverses personnalités et sommes restés assis deux heures sur une estrade pendant que les invités - Rupert Murdoch, Sean Penn, John Boehner [chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants du Congrès] ou encore Scarlett Johansson - faisaient connaissance en buvant du vin et en mangeant des steaks trop cuits. J’ai plaqué un sourire aimable sur mon visage tandis que mon esprit, sur la corde raide, était à des milliers de kilomètres de là. Lorsque est venu mon tour de prendre la parole, je me suis levé et j’ai fait mon numéro. Arrivé à la moitié de mon monologue, je me suis tourné directement vers Trump.

"Je sais qu’il a essuyé quelques critiques dernièrement, ai-je dit, mais personne n’est plus heureux et plus fier que notre ami Donald de pouvoir tirer un trait sur cette histoire d’acte de naissance. Parce que, maintenant, il va pouvoir recommencer à se concentrer sur les vraies questions. Est-ce que nous sommes vraiment allés sur la Lune ? Que s’est-il réellement passé à Roswell [ville où se serait écrasé un ovni en 1947] ? Et qu’est-il arrivé aux rappeurs Biggie et Tupac [rappeurs assassinés à six mois d’écart dans des circonstances alimentant des théories du complot] ?"

Loin d’être ostracisé à cause des conspirations qu’il avait colportées, Trump apparaissait au contraire plus influent que jamais

Un rire a parcouru l’assistance et j’ai poursuivi sur le même ton, relevant "les qualifications et les vastes connaissances" qu’il avait acquises en présentant l’émission The Celebrity Apprentice, avant de le féliciter pour sa réaction avisée lors de l’épisode dans lequel "l’équipe des hommes n’avait pas réussi à impressionner les juges du grill Omaha Steaks… C’est le genre de décision qui pourrait me faire perdre le sommeil. Bravo, monsieur. Je vous tire mon chapeau".

L’assistance riait aux éclats ; au milieu, Trump, muet, souriait jaune. Je n’imaginais même pas les pensées qui avaient pu le traverser pendant les quelques minutes où je l’avais mis en boîte devant tout le monde. Ce dont j’étais sûr, c’est qu’il savait faire le spectacle, et que, en 2011, aux États-Unis, cela constituait en soi une forme de pouvoir. La monnaie avec laquelle commerçait Trump, quoique superficielle, semblait prendre chaque jour un peu plus de valeur. Les journalistes qui riaient à mes blagues continueraient à l’inviter. Leurs employeurs se battraient pour l’avoir à leur table.

Loin d’être ostracisé à cause des conspirations qu’il avait colportées, il apparaissait au contraire plus influent que jamais.

Dans une petite salle, les "images aériennes" en direct de l’opération Trident de Neptune
Je me suis levé de bonne heure le lendemain, avant l’appel rituel du standard de la Maison-Blanche pour me réveiller. Exceptionnellement, nous avions annulé toutes les visites de l’aile ouest pour la journée, partant du principe que des rendez-vous importants nous attendaient. J’avais néanmoins décidé de faire une rapide partie de golf avec Marvin [organisateur des déplacements et voyages du président Obama], comme souvent les dimanches tranquilles, afin de ne pas laisser soupçonner qu’il pouvait s’agir d’un jour particulier, mais aussi pour être au grand air plutôt que dans la salle des Traités à consulter sans cesse ma montre. C’était une journée fraîche et sans vent, et je n’ai pas bien joué, perdant même trois ou quatre balles dans les bois. […]

À 14 heures (heure de Washington), deux hélicoptères Black Hawk modifiés dans une version furtive ont décollé de Jalalabad avec à leur bord vingt-trois SEALs, un interprète américano-pakistanais de la CIA et un chien militaire nommé Cairo, sonnant le coup d’envoi de l’opération baptisée Neptune’s Spear (Trident de Neptune). Ils avaient quatre-vingt-dix minutes de vol jusqu’à Abbottabad. J’ai abandonné ma partie de cartes et suis retourné à la salle de crise, convertie en salle de contrôle. Leon était en liaison vidéo avec le siège de la CIA et nous relayait les informations transmises par McRaven, lui-même en lieu sûr à Jalalabad et en communication permanente avec son équipe. Dans une atmosphère évidemment tendue, Joe, Bill Daley [secrétaire général de la Maison-Blanche] et l’essentiel de mon équipe de sécurité nationale - dont Tom, Hillary, Denis, Gates, Mullen et Blinken [conseiller à la sécurité nationale de Biden] - étaient assis autour de la table de réunion. Ils m’ont exposé notre plan d’action diplomatique, en cas de réussite comme d’échec, vis-à-vis du Pakistan et des autres pays.

Lorsque les hélicoptères sont arrivés au-dessus de la cible, je me suis levé de ma chaise et j’ai dit : ’Il faut que je voie ça’

Pour le cas où Ben Laden serait tué pendant le raid, toutes les dispositions étaient prises pour que le corps soit immergé en haute mer, conformément aux rites funéraires musulmans, évitant ainsi de créer un lieu de pèlerinage pour les djihadistes. Au bout d’un moment, j’ai deviné qu’ils ne faisaient que me récapituler le travail déjà accompli et, craignant de les déconcentrer, je suis remonté à l’étage. J’en suis redescendu juste avant 15h30, quand Leon m’a annoncé que les Black Hawks approchaient du complexe.

Il était prévu que nous suivions l’opération par l’intermédiaire de Leon, car Tom redoutait qu’une communication directe avec McRaven ne laisse croire que j’étais aux commandes de l’opération, ce qui constituerait une faute professionnelle et serait politiquement périlleux en cas d’échec de la mission. Mais, en me rendant à la salle de crise, j’avais remarqué un écran, dans une petite salle de réunion de l’autre côté du couloir, qui diffusait des images aériennes en direct.

Lorsque les hélicoptères sont arrivés au-dessus de la cible, je me suis levé de ma chaise et j’ai dit : "Il faut que je voie ça", puis j’ai foncé dans l’autre salle. J’y ai trouvé le général de brigade Brad Webb, assis devant son ordinateur. Il a essayé de me céder son fauteuil, mais je lui ai dit : "Restez assis", en lui posant une main sur l’épaule, et j’ai approché une chaise. Webb a fait savoir à McRaven et à Leon que j’étais à côté de lui et que je regardais les images. Quelques instants plus tard, toute l’équipe est venue se tasser dans la petite salle.

"On a eu" Ben Laden
Pour la première et unique fois de ma présidence, j’assistais à une opération militaire en temps réel. Des formes spectrales traversaient l’écran. Nous étions là depuis une minute à peine quand l’un des Black Hawks a légèrement vacillé au cours de sa descente et, avant que j’aie le temps de comprendre ce qui se passait, McRaven nous expliquait que l’hélicoptère avait perdu momentanément de la portance et touché un des murs du complexe. Une décharge de frayeur m’a traversé pendant qu’un film catastrophe se jouait dans ma tête : l’appareil s’écrasait, les SEALs s’en extirpaient péniblement juste avant qu’il ne prenne feu, tous les habitants du quartier sortaient dans la rue pour voir ce qui se passait pendant que l’armée pakistanaise se précipitait sur les lieux. Mais la voix de McRaven a interrompu mon cauchemar.

"Rien de grave, a-t‑il dit comme s’il examinait son pare-chocs après avoir accroché un chariot sur le parking d’un supermarché. C’est notre meilleur pilote, il va se poser sans encombre."

Une décharge de frayeur m’a traversé pendant qu’un film catastrophe se jouait dans ma tête

Et c’est exactement ce qui s’est produit. J’apprendrais par la suite que le Black Hawk avait été pris dans un tourbillon dû à des températures plus élevées que prévu et à l’air projeté par le rotor qui était resté coincé entre les hauts murs du complexe, obligeant le pilote et les SEALs à improviser leur atterrissage et leur sortie. (Le pilote avait volontairement posé la queue de l’appareil sur le mur pour éviter de s’écraser.) Mais, sur le moment, je ne voyais que des silhouettes granuleuses qui se mettaient promptement en position avant de pénétrer dans la maison. Pendant vingt minutes insoutenables, même McRaven n’a eu qu’une vision limitée de ce qui se passait – ou alors il taisait les détails de la fouille méthodique menée par son équipe. Et puis, avec une soudaineté à laquelle je ne m’attendais pas, nous avons entendu McRaven et Leon prononcer, presque au même instant, les mots que nous espérions et qui signalaient l’aboutissement de plusieurs mois de préparatifs et de plusieurs années de collecte d’informations.

"Geronimo identifié… Geronimo abattu."

Oussama Ben Laden - nom de code "Geronimo" pour les besoins de cette mission -, l’auteur du pire attentat terroriste de l’histoire des États-Unis, l’homme qui avait commandité le meurtre de milliers de personnes et fait basculer le monde dans une période tumultueuse de son histoire, avait été puni par une équipe de Navy SEALs de l’armée des États-Unis. J’étais comme hypnotisé par ces images. "On l’a eu", ai-je soufflé.

Personne n’a bougé pendant encore une vingtaine de minutes, le temps pour les SEALs de terminer leur mission : placer le corps de Ben Laden dans un sac, mettre les trois femmes et les neuf enfants en sécurité et les interroger dans un coin du complexe, ramasser les ordinateurs, les dossiers et tout ce qui était susceptible de nous fournir des renseignements, et fixer des explosifs au Black Hawk endommagé pour le détruire, tandis qu’un hélicoptère Chinook de sauvetage, qui patientait en vol stationnaire non loin de là, venait récupérer les hommes. Quand les deux appareils ont décollé, Joe m’a serré l’épaule. "Félicitations, patron."

Il s’agissait sans erreur possible de Ben Laden

Je me suis levé et j’ai opiné. Denis m’a tapé dans le poing. J’ai serré la main de tous ceux qui se trouvaient présents. Mais les hélicoptères n’étant pas encore sortis de l’espace aérien pakistanais, l’ambiance restait grave. C’est seulement aux alentours de 18 heures, une fois qu’ils se sont posés à Jalalabad, que je me suis enfin légèrement détendu.

Un peu plus tard, par liaison vidéo, McRaven nous a annoncé qu’il avait le corps sous les yeux et qu’il s’agissait sans erreur possible de Ben Laden ; le logiciel de reconnaissance faciale de la CIA parviendrait bientôt à la même conclusion. Par acquit de conscience, McRaven a demandé à un membre de son équipe mesurant 1,89 mètre de s’allonger à côté du corps, afin de comparer sa taille avec celle de Ben Laden, estimée à 1,95 mètre. "Sérieusement, Bill ? Tous ces préparatifs et vous n’avez même pas pensé à prendre un mètre ?" lui ai-je demandé en riant.

Les intertitres et les précisions entre crochets sont de la rédaction.

Une Terre promise, Barack Obama, Fayard, 890 pages, 32 euros.


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