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Hervé Mazurel : « Nos gestes les plus machinaux et anodins sont devenus source d’inquiétude » Par Nicolas Truong

mercredi 23 décembre 2020 par Charles

ENTRETIENPenseurs de l’intime (2/10). Historien des sensibilités, Hervé Mazurel analyse dans un entretien au « Monde » comment la crise sanitaire affecte à la fois nos façons de sentir et de ressentir, nos perceptions intimes de l’espace et du temps, mais aussi nos gestes et attitudes corporelles.

Entretien. Historien et musicien, maître de conférences à l’université Bourgogne Franche-Comté, Hervé Mazurel a récemment publié Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit (La Découverte, 343 p., 19 €). Cofondateur de la revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales aux éditions Anamosa, il analyse la façon dont la pandémie a bouleversé notre vie sociale et affective.

Dans quelle mesure la crise sanitaire a-t-elle altéré nos sensibilités ?
Les premières semaines, je fus surtout frappé par le bouleversement de nos interactions sociales les plus ordinaires, ces microritualités qui font la théâtralité du monde social. Soudain, l’impératif de distanciation a fait peser un puissant interdit sur la proximité des corps, sur les embrassades, les poignées de main, les accolades, tout ce qui donne de la chaleur à notre vie. A l’époque, je ne pouvais m’empêcher d’observer l’embarras, la gêne, le malaise qui accompagnaient des situations pourtant si communes. Car chacun peinait à trouver la juste distance aux autres, craignant soit d’être approché de trop près (d’où des tactiques d’esquive, des conduites d’évitement), soit d’oublier les gestes barrières (cette nouvelle « fausse note », dirait Erving Goffman, dans les règles de civilité).

Tout aussi surprenant : notre inventivité sociale, la vitesse à laquelle on a vu surgir et s’imposer de nouvelles partitions, d’autres gestes de salutation : toucher du coude, contact à poings fermés, bises virtuellement projetées… Or, rien n’est plus parlant à un chercheur en sciences sociales que ce moment où l’on redécouvre l’arbitraire logé au cœur de l’évidence, l’étrange sous le familier. Car on a vu se défaire, sous nos yeux ahuris, tout un ordre social sous-jacent que nous ne voyions plus à force de le vivre.

Pourquoi la première vague de cette crise sanitaire a-t-elle mis en relief l’entrée dans la « civilisation tactile » ?
A l’époque du premier confinement, où nous n’étions pas encore masqués, nos peurs étaient en effet focalisées sur le contact tactile inopiné. Tant avec le corps d’autrui et ses projections qu’avec les matières et surfaces où pouvaient subsister ces fameuses gouttes porteuses d’un virus dont on découvrait alors le caractère ultracontagieux et létal. D’un seul coup, le Covid- 19 installa un ennemi invisible et mortel au cœur de notre univers perceptif quotidien.
Aussitôt, nos gestes les plus machinaux et anodins sont devenus source d’inquiétude : récupérer de la monnaie, taper nos codes de carte bleue, appuyer sur le bouton de l’ascenseur, partager nos smartphones ou des écrans tactiles avec d’autres…

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