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22 décembre 1965 : Dada Jacaman et ses Shleu Shleu changent le visage du compas

dimanche 27 décembre 2020 par Charles

Nous sommes dans les années soixante. Après la déferlante latine de la décennie précédente, Port-au-Prince vit l’invasion Yéyés. Ailleurs, la jeunesse contestataire s’affirme ; les jeunes s’émancipent de l’autorité parentale. Chez nous, un chef s’érige en père de la nation : Papa Doc. La jeunesse haïtienne comprit qu’elle était assiégée. Son exutoire était le sport et la musique.

Une douzaine de groupes musicaux deviendront les influenceurs : Ibo Lele qui deviendra (Ibo Combo), les Shelberts du Canapé-Vert, les As de Pétion-Ville, les Corvington, les Frères Déjean, les Copains avec Boulo Valcourt, les Loups noirs des Frères Lalane, les Ambassadeurs des Ménélas, les Difficiles, les Fantaisistes, les Shleu Shleu.

Les Shleu Shleu seront le groupe le plus célèbre. Ce succès portera une signature : Hugues (Dada) Jacaman !

Qui est Dada ? Cet homme dont le sourire semble tatoué sur son visage. Sa gentilhommerie était indistinctement répartie. Si vous croisiez Dada sur votre chemin, vous auriez la garantie de bénéficier de sa bonne humeur. Imperméable aux préjugés de la société haïtienne, « Li gen pou tout moun jwenn » !

Dada est de l’Artibonite. Né le 21 mai 1940, à St-Marc, à la rue Nissage Saget, « rue Tèt Chwal », me dit-il, sur un ton amusé. Dada, comme Issa Saieh, est d’origine palestinienne. Fuyant la guerre, ses grands-parents s’installèrent, d’abord au Honduras. Ils émigrèrent par la suite en Haïti. Le père de Dada n’était âgé que de 12 ans.

À l’adolescence, il ne quitte pas son père d’une semelle. En sa compagnie, Dada fit connaissance, à l’âge de 14 ans, du monde qu’il chevauchera, sous peu, comme Maitre Minuit, avec ses Shleu Shleu. Ses virées nocturnes se terminèrent invariablement au Casino International, fréquenté par les Syro-Libanais tandis que Cabane Choucoune était le fief des grands des milieux économique et politique. Frontières étanches que Dada fera voler en éclats pour devenir maitre des deux mondes.

« Mon père m’a tout appris : du sens du travail au respect des êtres humains, indifféremment de leurs conditions sociales ». Dada connaissait tout le monde et l’inverse était également vrai. Ce tempérament affable et un intérêt marqué pour la gente féminine l’emmenèrent à La-Fleur-du-Chêne, chez les Vabre où son cœur fit une halte.

C’est là, dans cette maison que le destin du compas se peaufina, à l’insu des acteurs principaux. En 1964, dans le quartier du Bas-Peu-de-Chose, un groupe y évoluait dans l’insouciance la plus totale : les « M’en fous ben » ! Au début, il s’agissait d’un quatuor composé de Smith Jean-Baptiste au tambour et chant, Gary Cassagnol à la basse, Jacques Vabre à la guitare, Frantz (Doudou) Crève-Cœur à l’accordéon.

La planète tourne, Berry Gordy de Motown et Chris Blackwell de Island Records s’apprêtent à présenter le pop afro-américain et le reggae au monde. Une révolution musicale s’opère partout et la jeunesse haïtienne n’y sera pas indifférente, encore moins absente. Quelqu’un très inspiré eut à dire que dans la vie il n’y a pas de hasard, mais que des rendez-vous. En décembre 1965, Dada Jacaman était convoqué par l’histoire du compas.

Tout a commencé par la visite de ravitaillement hebdomadaire de Mme Wiener au Food Store, une charcuterie de produits importés. La nièce du docteur Assad, propriétaire de Villa Créole, demande à Dada Jacaman qui y travaillait : « Dada, ou pa konn kèk bon ti djaz ki pou ta jwe nan lotèl la ? » Il fallait combler le vide laissé par l’orchestre Ibo Lele qui venait de résilier son contrat d’animation du jeudi soir. Bausan, gérant/propriétaire de l’hôtel éponyme, avait mainmise sur le groupe qui deviendra Ibo Combo. Il voyait d’un mauvais œil que son orchestre-maison joue la veille chez un concurrent.

Les évènements se bousculent. Il faut un nom au groupe : « M’en Fous Ben » ne fait pas sérieux. L’hôtel propose : Orchestre Villa Créole. C’est rejeté. Ces jeunes cherchant plutôt : originalité, particularité, personnalité. Dada lance : « les Shleu ». La surprise fait vite place à l’approbation. Et pour démontrer une adhésion totale, Smith Jean-Baptiste double cette légendaire onomatopée de l’histoire du compas direct : Les Shleu Shleu étaient formés, Mesdames et Messieurs…

Il fallait compléter le quatuor de départ et avoir un groupe musical qui réponde aux attentes d’un public select. Comble d’ironie, Jacques Vabre quitte pour les Gonaïves ; un engagement professionnel au SNEM. Smith Jean-Baptiste lança son filet dans la marée de musiciens en émergence à Port-au-Prince, dans la vague Yéyé. Une pêche miraculeuse, et le groupe se présenta comme suit, le 15 décembre 1965 à l’hôtel Villa Créole : Serge Rosenthal (guitare), Camille Philippe (2e guitare), Gary Cassagnol (basse) Clovis St- Louis (tambour), Franky Jn Baptiste (percussions/cloche/tam tam), Smith Jean-Baptiste (timbales/chant), Tony Moïse (saxophone).

À partir de cet instant, le charisme de Dada fera le reste…

Il va jouer le rôle essentiel dans l’expansion du compas à travers son management des Shleu Shleu. Dada sera le trait d’union entre le nouveau style créé par cette jeunesse fougueuse, créative et le grand public… D’un passe-temps d’écoliers en vacances, il en fera un mouvement musical solide qui connaitra dix bonnes années de magnificence, de rayonnement et de gloire. Shleu Shleu en sera le fleuron.

La consécration des Shleu Shleu se résume à une série de huit prestations, de décembre 1965 à février 1966. Le succès de la soirée inaugurale crée un momentum. Dada, excellent homme d’affaires, décide d’en profiter. Il sait qu’une vague finit par retomber. Pour atteindre la rive, il faut surfer sur plusieurs crêtes.

Durant la deuxième prestation des Shleu Shleu du 22 décembre, il court voir son ami Nemours Jean-Baptiste qui se produisait, ce soir-là, à Cabane Choucoune. Il lui sollicite la possibilité que son groupe fasse l’intermission.

Nemours répondit : « Mwen pa kapab refize w sa, ou se pitit gason m » ! Haïti, c’est : Qui tu es et qui tu connais. À l’heure convenue, Dada installa toute l’équipe dans la station wagon de son père. Messieurs, dit-il, d’un ton solennel : « Ce soir, nous allons en mission, ça passe ou ça casse… » Il fit une halte près du marché de Pétion-Ville. Il revient avec un Barbancourt 3 étoiles. Il prit une bonne rasade. La bouteille fit le tour de la station wagon…

Arrivés à destination, Cabane Choucoune, Citadelle de la bourgeoisie haïtienne, des hauts-gradés de l’armée, des nouveaux riches et sbires du régime en place, paraît plus immense que d’habitude aux yeux ébahis de nos jeunes prodiges. Les musiciens, émerveillés, pénètrent, tremblotants, dans l’antre de la bête de scène qu’est Nemours Jean-Baptiste, au sommet de sa gloire. Il est près de minuit. Il entonne, « Vive Compas Direct », le tube de la saison. La foule est galvanisée. Dada se rappelle que c’était une soirée spéciale « Ti Chapo ».

Monter sur scène, après Nemours, c’est le chat qui doit chausser les bottes de l’Ogre. Nemours est phosphorescent de maestria. « Ho Dada, sa se yon mini jazz », s’exclama-t-il, désopilant, apercevant cette formation réduite, lui rappelant les minijupes très à la mode.

Dada flaire le piège, en dépit de la bienveillance de son ami. Nemours mit la barre haut, en terminant en trombe. Pour nos jeunes Shleu Shleu, c’est tenter de rivaliser à bicyclette, le passage d’un train… Dada réfléchit rapidement et s’adresse à sa troupe : « Ti Mesye, pa kòmanse ak konpa, jwe bolero » !

Les musiciens se mettent à l’œuvre. Ils entament des interprétations du répertoire boléro de Fausto Papeti et de Los Diplomaticos. Tony Moïse fait aller son saxe mielleux que les chœurs agrémentent avec des vocalises. Le public est séduit. La piste est farcie. Le stress tombe.

C’est alors que les Shleu Shleu entonnent « Vacances ». Les sièges se vident. Et quand le groupe clôt son tour avec la composition de Tony Moïse « Avocat Compas », que Peddy transformera plus tard en « Moun Damou », c’est la consécration.

Ils obtiendront sur place un contrat de Mme Félicienne Beauvais, commerçante, propriétaire du magasin « Chez Cienne ». Un bal le 31 décembre, en sa résidence privée à la ruelle O. C’est celui qui deviendra, deux mois plus tard, chanteur du groupe qui fut l’entremetteur, Hans Chérubin, dit Gwo Bebe.

Mini Jazz ! Ce que Nemours ne savait pas, c’est qu’il venait de baptiser le mouvement qui allait continuer sa course entamée dix ans, plus tôt. À partir de cette nuit du 22 au 23 décembre 1965, s’est amorcée, de manière irréversible, la transmission du maillet du compas à une nouvelle génération.

Nous continuerons la semaine prochaine la saga des Shleu Shleu, le phénomène musical des années 60/70. Les coups de maitre de Dada Jacaman qui font de lui le premier grand manager de groupe compas. Bonne Fête Shleu Shleu ! Merci Nemours Jean-Baptiste & Dada Jacaman !

Ce texte a été écrit grâce à la précieuse contribution des personnes suivantes et je les en remercie : Dada Jacaman, Salim Jacaman, Smith Jean-Baptiste, Robert Denis, Henri Célestin, Reginald Policard, Fritz Joassain.

Aly Acacia
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