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Rythme dans le dessin et la peinture en Haïti

dimanche 31 janvier 2021 par Charles

Celui qui regarde attentivement la peinture haïtienne, dans son ensemble, donnerait raison, sans hésitation à Levis Strauss et à sa théorie des arts antérieurs. En Haïti, ces formes d’expression seraient la musique et la danse, tous deux générateurs par excellence du rythme. Le rythme, on le sait, est associé et même intimement lié à l’état émotionnel. Il est donc normal que les deux aient l’un sur l’autre des effets marqués et l’on constate que les qualités émotionnelles du rythme le font entrer dans presque toutes les activités de la vie.

En dehors des chants et danses du vodou et des festivals populaires comme le rara et le carnaval, le rythme est marqué par les mouvements répétés des individus, notamment lorsqu’ils pilent des grains de maïs, ou de café dans d’énormes pilons en bois. Par ailleurs, dans les kombits et sur les chantiers, il y a ces chants souvent improvisés qui marquent le rythme du travail collectif. Et puis, le rythme est également présent dans des œuvres d’art comme nous le montrent ces quelques exemples.

En peinture ou en dessin, le rythme est une répétition recherchée de lignes, de formes ou de couleurs. Il ne suggère pas nécessairement le mouvement, comme c’était le cas dans le Futurisme. Si mouvement il y a, c’est celui de l’œil (ou de l’attention) de l’observateur qui est conduit d’une ligne à l’autre, d’une forme à l’autre, d’une couleur à l’autre.

Antoine Derenoncourt (1909-1951), lié au mouvement indigéniste, a longtemps vécu proche de la nature et proche d’une population rurale. On ne peut point s’étonner qu’il ait vu et rendu dans sa peinture certaines coutumes de la vie rurale. Dans son « Rara » (1944), il y a certes les deux danseurs au centre de l’image qui sont saisis dans un mouvement. Cependant, l’ensemble du groupe étant frontal, on peut voir, dans leurs costumes, l’alternance de bandes de couleurs variées qui traversent la surface du support. Ce sont elles qui donnent le rythme à l’image.

En 1947, Lucien Price (1915-1963) a créé une série où le terme rythme figure même dans le titre. Price est héritier des indigénistes, il veut que son art reflète ce qui est haïtien, mais il est moderne et adopte, pour cette série, le langage abstrait. Avec une importance donnée à la ligne, il a montré que le concept de tambour pouvait être conduit au-delà de la simple représentation de l’instrument. Choisissant de donner à cette série le titre : rythmes, chants d’Afrique, Lucien Price a voulu associer les rythmes hérités de l’Afrique ancestrale, ceux du tambour par exemple, à ces autres composantes qui dominaient son présent : l’atmosphère caribéenne, c’est-à-dire ce mélange de variantes culturelles européennes et nord-américaines qui l’ont imprégné de caractères spéciaux.

C’est encore la musique des tambours qui rythme la danse congo, rythme jovial que l’on retrouve, comme sur une partition, dans une aquarelle de Joseph Jean Laurent (1893-1976). Sur trois niveaux, celui des herbes du bas, celui médian des arbres et celui des collines du dessus correspondent respectivement aux battements rapides et réguliers du kata, le rythme binaire rapide du congo, et celui des sons longs, sorte de murmures produits par le glissement du doigt sur la peau du tambour.

Constatant l’importance du rythme, les artistes haïtiens plus jeunes ont voulu le traduire soit par la ligne, soit par la couleur, parfois par les deux. C’est le cas de Jean Claude Garoute (Tiga) (1935-2010).

Ayant, comme il le proclame, appris son art à l’école de son peuple, le rythme est souvent dominant dans les dessins et peintures de (Tiga). Ceci est particulièrement vrai dans les œuvres non figuratives où il se fait adepte de la libre expression. Il a connu Price et a retenu quelques-unes de ses leçons. Lors d’une exposition que j’organisais en mai 1990 sur l’art abstrait en Haïti, Tiga m’a apporté une grande toile rappelant une végétation dense, fortement marquée par le rythme. « Tu vois ce tableau, m’a-t-il dit, c’est un « jam session » ».

Le rythme est également présent dans certaines peintures d’Alix Roy (1930-2010) avec comme objectif premier de suggérer le mouvement de foules en train de « bambiler ». La surface du tableau est couverte de petites figures représentant les traditionnels bœufs du carnaval. Vu de loin, ce tableau a l’allure d’une abstraction dont la surface est rythmée par une multitude de taches lumineuses.

Dans l’œuvre de Marc Émile Placide (Milo) (1945-2018), le rythme créé par les jeux de lignes est l’expression d’une esthétique régionale dans laquelle on retrouve une influence évidente du Cubain Wifredo Lam. C’est cependant l’expression d’une esthétique plus personnelle qu’il y a chez Ronald Mevs (1945-) avec, par exemple, cette répétition de fragments de disques qui évoluent sur un axe horizontal.

Le rythme est un de ces principes dont les origines se retrouvent dans la culture populaire. Emprunté aux artistes naïfs/primitifs lors de la cohabitation au Centre d’art, il est l’un de ces principes qui ont marqué l’entrée définitive des artistes avancés dans la modernité. Il est depuis devenu presque une constante.

Gerald Alexis
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