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Un prodigieux charabia

samedi 4 décembre 2021 par Charles Sterlin

En 1951, le général Jean de Lattre de Tassigny est aux États-Unis pour solliciter leur aide. La France, en difficulté dans le conflit qui l’oppose à la République démocratique du Vietnam, se bat contre le communisme. L’écrivain Éric Vuillard évoque cet épisode dans un chapitre de son dernier livre, « Une sortie honorable » (Actes Sud, à paraître en janvier), consacré à ce qu’on a appelé la guerre d’Indochine, et dont ce texte est extrait.

par Éric Vuillard

Chaque jour, nous lisons une page du livre de notre vie, mais ce n’est pas la bonne. Et, chaque jour, nous recommençons. Ainsi, après le désastre de Cao Bang, comme si un militaire de haut vol pouvait changer le cours des choses, on nomma de Lattre de Tassigny haut-commissaire et commandant en chef en Indochine. Il arrive à Saïgon début décembre 1950, développe au pas de charge l’armée nationale vietnamienne et remporte avec elle d’éphémères victoires à coups de concentrations inédites de troupes et de bombardements au napalm dont il sera l’un des premiers à faire un usage massif.

Enfin, de Lattre fit le tour du globe pour défendre la cause de l’Indochine, celle du monde libre. Il rencontra Harry Truman à Washington, le pape à Rome. Mais, le sommet incontestable de sa tournée, ce n’est ni sa demi-heure à la Maison Blanche, ni sa visite au Vatican, c’est sa participation hautement improbable à l’émission politique de très grande audience sur la NBC [National Broadcasting Company] : « Meet the Press ».

C’est avec tact, amabilité, et dans un français impeccable que Henry Cabot Lodge entraîne de Lattre en coulisse. Le général lui fait part de ses inquiétudes, son anglais est si faible, et puis il n’est jamais passé à la télévision ! Cabot le rassure, les chroniqueurs veilleront à ne pas le bousculer, la réputation de tribunal que connaît l’émission est largement surfaite. Certaines questions auront l’air abruptes pour le spectateur, mais n’a-t-il pas reçu l’assurance qu’on ne sortirait pas du périmètre de ses interventions précédentes ? C’est vrai. De Lattre soupire. On lui présente l’équipe de maquillage, il serre les mains sans y penser, puis il s’affaisse dans l’immense fauteuil en simili. Une assistante tourne la molette et le fauteuil monte, monte. De Lattre plonge la tête en arrière, ferme les yeux. Il n’y a plus personne. Le bruit cesse. Même Cabot Lodge n’est plus là. De Lattre abandonne ses bras aux larges accoudoirs, sa tête tombe en arrière. Mon général ! Un instant, il lui semble être (...)


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