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Un manuscrit qui vaut de l’or

vendredi 5 septembre 2014

La BNF a lancé une souscription publique pour acquérir un manuscrit rarissime du XVIe siècle. Son prix est estimé à 2,4 millions d’euros. Interview.

La description des Douze Césars avec leurs figures. C’est le titre du manuscrit que cherche à acquérir la BNF via une souscription publique ouverte jusqu’au 28 novembre. C’est que l’ouvrage de 32 feuillets, considéré comme Trésor national par le ministère de la Culture, vaut près de 2,4 millions d’euros. Marie-Hélène Tesnière, conservatrice générale à la BNF et chargée de l’acquisition des manuscrits, nous éclaire sur l’histoire de ce document tout droit sorti du XVIe siècle.

Le Point.fr : Le manuscrit La description des Douze Césars avec leurs figures est considéré comme un Trésor national. Pourquoi ?

Marie-Hélène Tesnière : Tout d’abord parce que ce manuscrit est une commande du roi François Ier, aux alentours de 1520, vraisemblablement pour l’offrir à d’autres souverains d’Europe. Ensuite, le manuscrit relate la vie des seize premiers empereurs romains à partir de Jules César, chacun accompagné d’un portrait en médaillon, mais de façon très originale. En effet, à cette époque, les portraits de personnages antiques se font normalement avec une seule couleur, le bronze ou l’argent, de façon figée. Or, dans ce manuscrit, le peintre utilise plusieurs couleurs et peint les figures avec beaucoup de réalisme, de façon à les rendre vivantes et contemporaines. Enfin, pour être un Trésor national, un bien ne doit pas avoir d’équivalent dans les collections françaises. Or, le manuscrit que nous cherchons à acquérir a été réalisé par le peintre et enlumineur Jean Bourdichon quelques années avant sa mort. Et nous n’avons rien de ce peintre à cette période de sa vie.

Qui est ce Jean Bourdichon ?

Il a été le peintre et l’enlumineur officiel des rois Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François Ier. Il est né au milieu du XVe siècle et a été formé à l’enluminure italienne, avec une volonté de représenter le monde au plus près du réel, annonçant d’une certaine façon la Renaissance. Il est surtout connu pour Les grandes heures d’Anne de Bretagne, un livre de prières réalisé au début du XVIe siècle dans lequel ses enluminures végétales sont frappantes de réalisme.

Le manuscrit que cherche à acquérir la BNF coûte 2,4 millions d’euros. Pourquoi est-il si cher ?

Parce que c’est un objet rarissime. Il n’y a que trois exemplaires de ce manuscrit dans le monde. L’un d’eux est conservé à la Bibliothèque de Genève depuis 1992, un deuxième est au Walters Art Gallery de Baltimore, aux États-Unis, depuis 1896. Le troisième est détenu par un libraire suisse, Jorn Günther. Vu que les deux autres sont déjà dans des collections, c’est ce dernier exemplaire que nous cherchons à acquérir. Ce qui, dans un sens, n’est pas plus mal, car il compte seize médaillons - alors que le manuscrit de Genève n’en a que douze - et ses peintures sont mieux conservées que dans l’exemplaire de Baltimore. Après, il faut se rendre compte qu’un beau manuscrit vaut au moins un million d’euros, et que la BNF en a déjà acquis dont le prix s’élevait à trois millions.

Mais quel est l’intérêt d’acquérir ce manuscrit, sinon de posséder une oeuvre rare ?

C’est certes un objet rare, mais c’est également une oeuvre précieuse très bien conservée. Malgré l’existence de l’imprimerie, le roi de France décide de faire réaliser un manuscrit dont le texte et les illustrations sont faits à la main sur du vélin. Les pigments sont obtenus avec du lapis-lazuli importé d’Égypte et de la peinture d’or. De plus, ce manuscrit sur les Douze Césars sonne comme l’apogée de l’enluminure médiévale avant que ce genre ne disparaisse dans les années 1560. C’est à ce titre un élément essentiel dans l’histoire de l’art français.

Revenons à l’histoire du manuscrit. Vous dites qu’il s’agissait d’un cadeau diplomatique offert par François Ier. Mais à qui était destiné ce présent, et pourquoi ?

La thèse du cadeau diplomatique n’est pas certaine, car il n’est nulle part fait mention de ces manuscrits enluminés. Mais vu la qualité et l’opulence de ces oeuvres, elles ne pouvaient appartenir qu’à des familles régnantes, si bien que la piste du présent diplomatique est la seule vraisemblable. En ce début de XVIe siècle, les trois grands princes européens sont le roi de France François Ier, l’empereur du Saint-Empire romain germanique Charles Quint et le roi d’Angleterre Henri VIII. La guerre les opposant est presque permanente, surtout entre François Ier et Charles Quint qui se disputent le nord de l’Italie. François Ier a alors vraisemblablement commandé cette série de trois manuscrits vers 1519 ou 1520 à Jean Bourdichon afin d’en offrir un exemplaire à chacun de ses rivaux, tout en en gardant un, pour faire la paix. C’est une façon de montrer ses intentions amicales. Mais la guerre reprendra tout de même peu de temps après.

Offrir un manuscrit relatant la vie des empereurs romains, n’est-ce pas une façon pour François Ier de se mettre au même niveau qu’eux ?

Si, bien sûr. Depuis la victoire de François Ier à Marignan, en 1515, la propagande royale ne cesse de louer le courage et la grandeur du roi. Il est présenté comme un nouveau César. C’est une façon de défier Charles Quint qui, en tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique, prétend tenir son pouvoir des empereurs de la Rome antique. Il ne faut pas oublier que François Ier a tenté de se faire élire à la tête de l’Empire contre Charles Quint en 1519, mais sans succès. En offrant ce manuscrit, le roi de France étale sa puissance.

Comment le manuscrit que cherche à acquérir la BNF a-t-il pu traverser les siècles jusqu’à nous ?

Cette question fait partie des plus difficiles qui soit, car ce manuscrit a eu une vie très mouvementée. Peu après sa réalisation, on perd sa trace. Aucun livre de comptes royal n’en fait mention. Puis il réapparaît au XVIIIe siècle, où il est vendu par des libraires aux Pays-Bas. On reperd ensuite sa trace. Il a sans doute circulé au sein de familles nobles avant de réémerger au début du XXe siècle. Le manuscrit est acheté vers 1917 par le comte Paul Durrieu, un grand historien de l’art. Il l’identifie comme étant l’oeuvre de Bourdichon, mais nous ne savons toujours pas où il l’a déniché. Pendant tout le reste du XXe siècle, il est resté dans la famille du comte, en France, avant d’être racheté peu avant 2013 par M. Günther.

Qu’est-ce qui a alors décidé la BNF à se porter acquéreur du manuscrit ?

Nous avions repéré le manuscrit depuis longtemps, mais tant qu’il restait en France, il n’y avait pas vraiment de raison de l’acquérir. Mais M. Günther a demandé une autorisation pour le vendre aux États-Unis. Nous avons alors rédigé une note scientifique soulignant la valeur culturelle de cette oeuvre, et le ministère de Culture l’a déclaré Trésor national en 2013. Ce statut a interdit de faire sortir le manuscrit du territoire pour une durée de trente mois, et l’État en est devenu le seul acquéreur possible. Aujourd’hui, c’est donc la BNF qui cherche à l’acheter pour le compte de l’État. Entre les dotations du ministère de la Culture et le mécénat, nous avons déjà réuni 1,2 million d’euros. Si tout va bien, le manuscrit sera présenté au public en mars 2015, à l’occasion d’une exposition sur François Ier, puis numérisé et donc consultable par tous.


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