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Adieu Igor Kipman, véritable ami d’Haïti Publié le 2022-05-04 | lenouvelliste.com

vendredi 6 mai 2022 par Charles Sterlin

Par Ricardo Seitenfus[1]

Au début de ce mois-ci est décédé à l’âge de 71 ans dans sa ville natale de Curitiba, Igor Kipman, ambassadeur brésilien en Haïti de 2008 à 2012.

Rares sont ceux en Haïti a bien le connaître. La raison est simples : au contraire de maints de ses collègues en poste à Port-au-Prince, Igor Kipman ne se posait pas en donneur de leçons, n’utilisait pas la presse pour sa propagande, oeuvrait en toute discrétion et surtout avait un respect sans borne pour Haïti et son peuple.

Responsable du Département de l’Amérique Centrale et la Caraïbe et Conseiller au Ministère brésilien des Affaires Étrangères, Igor passe en revue en 2007 avec son Ministre de tutelle les noms susceptibles d’être désignés Ambassadeur en Haïti. Après avoir étudié la liste, le Ministre lui demande : « Et ton nom, pourquoi il n’est pas ? »

Arrivé en fin de parcours professionnel au cas où il ne deviendrait pas ambassadeur, Igor devrait quitter la carrière. Malgré celà il ne postulait pas pour le poste. Il ne l’obtient que par décision du Ministre Amorim. Voilà ce qui dit long sur la personnalité d’Igor.

C’est avec cette même retenue personnelle qu’il commandera une véritable révolution dans les relations haïtiano-brésiliennes. Pendant ses quatre années à PaP, Igor organise trois visites présidentielles. C’est du jamais vu dans l’histoire de la diplomatie brésilienne !

A part le travail délicat et constant entre diplomatie traditionnelle et les rapports avec l’importante participation militaire brésilienne dans la MINUSTAH, dont le commandement, Igor œuvrait également sur trois autres niveaux.
Le premier était ses œuvres caritatives. Incentivé par la détermination de son épouse, Roseana Aben-Athar Kipman, ce couple hors normes est à l’opposé de l’image que l’on se fait habituellement des diplomates. Roseana, de petite taille, paraissant beaucoup plus jeune que la grand-mère qu’elle était dans la réalité, sympathique, souriante, elle débordait d’énergie. Elle symbolisait à mes yeux la véritable aide humanitaire. Elle a plongé résolument dans cet Haïti qui m’effrayait, avait des responsabilités qui m’avaient échappé dans un premier temps ; ses longues journées étaient consacrées à aider des orphelinats, des crèches, des écoles et des familles entières. Elle œuvrait avec celles qu’elle appelait « [ses] sœurs » : des religieuses brésiliennes en charge d’orphelinats à Cité Soleil, à Jérémie, à Léon. Là où elle allait, elle était entourée de militaires censés veiller sur sa sécurité mais qui l’aidaient en fait à porter des sacs de nourriture, des médicaments, des vêtements et du matériel scolaire.

Une fois par an, le couple louait à ses frais un Tap-Tap, le remplissait avec des orphelins et les conduisaient pour la journée à leur résidence officielle. Chaque enfant faisait l’objet d’une attention particulière et était accueilli par un baiser de l’ambassadrice. Jeux, goûters, boissons, musique, danses et bains de piscine rythmaient une fête d’enfants qui aurait été ordinaire dans d’autres circonstances, mais qui représentait pour des enfants un événement inoubliable et unique.

Le deuxième était la coordination de l’aide humanitaire et au développement. Afin d’éviter la duplicité d’efforts, plus d’une trentaine de projets de coopération technique (santé, agriculture, justice, entre autres) sont sous le regard d’Igor et de son équipe. En plus prends corps la coopération triangulaire avec le Canada (santé) et Espagne (reboisement) et la coopération Sud/Sud avec Cuba et le Venezuela.

Avec le tremblement de terre de janvier 2010 la coopération au développement tous azimuts setransforme en aide d’urgence. Change également le rôle politique des acteurs internationaux dont celui du Brésil et de son ambassadeur. Cette diplomatie strictement politique, troisième importante activité d’Igor Kipman, dont voici quelques éclairages.

Jusqu’à la crise politique de fin 2010, Igor jouait un rôle fondamental dans le Core Groupe. Ainsi, lorsque le résultat des élections sénatoriales modifie sa composition, une motion de censure est adoptée à l’encontre de la Première ministre Michèle Pierre-Louis. Dans un régime parlementaire, le changement gouvernemental est tout à fait naturel en cas de nouvelle majorité. Néanmoins l’Internationale s’insurge et s’oppose à ce qu’une telle règle soit appliquée à Haïti. Madame Pierre-Louis était appréciée par l’Internationale et devait conserver son poste. Le Core Group a préparé une Note de soutien, rédigée par le représentant de l’Union Européenne (l’Italien Francesco Gosetti Di Sturmeck) et approuvée par les Etats-Unis, pour protester contre le vote de la motion de censure.

Avant qu’elle soit rendue publique, j’ai tenté de montrer à mes collègues (la plupart issus de pays au régime parlementariste) qu’il ne pouvait pas y avoir deux poids deux mesures. Autrement dit, qu’une situation jugée normale dans leur pays devienne un sacrilège en Haïti. Or, le gouvernement aura un nouveau Premier Ministre car Kipman se désolidarise de la Note et il empêche cette nouvelle ingérence de l’Internationale. Francesco après l’avoir écouté déclare : « Touché ! Coulé ! »

Lorsque le 28 novembre 2010, l’Internationale dont le porte-parole est Edmond Mulet, « invite » le Président René Préval a quitter le Palais National et partir en exil à l’étranger, je me suis opposé en ces termes :

« Il a été signé dans les Amériques, en 2001, un document sous le titre de Charte
Démocratique Interaméricaine. Cette Charte stipule que toute modification, en marge des préceptes constitutionnels, du mandat d’un Président élu de façon démocratique, doit être considérée comme étant un putsch. »

Néanmoins, ne parlant qu’à mon nom personnel car dans ce conclave putschiste l’OEA était représentée par son Secrétaire Adjoint de triste mémoire, il fallait que je trouve des alliés. Donc, en regardant dans la direction où se trouvait l’ambassadeur Kipman je lui ai demandé : « Je ne connais pas la position du Brésil ». Ce à quoi il a aussitôt répondu : « Le Brésil a la même interprétation ». À mon grand soulagement, je n’étais plus seul et le putsch déjoué. Nous avons fait parce qu’à nos yeux nous étions prêts à commettre une ignominie morale et une erreur politique grossière. Avec la participation active de l’Internationale, nous allions à nouveau pousser Haïti dans le précipice évoqué par Luigi Einaudi lors de la crise de février 2004.

Après la publication le 7 décembre 2010 par le CEP des résultats du premier tour Port-au-Prince totalement bloquée, j’ai reçu une invitation pour participer à une réunion du Core Group ; cette réunion était sollicitée par Préval dans le local qui servait de bureau à Mulet, au sein de la base logistique (Log Base) de la MINUSTAH, à proximité de l’aéroport.

L’ambassadeur Kipman et moi nous sommes arrivés sur l’avenue de Delmas et à proximité d’un barrage qui bloquait totalement le passage, son téléphone a sonné : Mulet informant qu’aucun membre du Core Group ne réussissait à se déplacer et que Préval ne pouvait pas sortir de chez lui. Par conséquent, il suspendait la réunion. Nous avons fait demi-tour.

Sur le chemin du retour, Kipman m’a dit : « Puisque Préval ne peut pas sortir de chez lui, pourquoi est-ce que nous n’allons pas le voir ? Si le Président de la République souhaite nous voir, nous devons faire tous les efforts possibles pour le satisfaire ». J’ai applaudi la décision et téléphoné immédiatement à Bellerive. Ce dernier nous a confirmé que Préval nous recevrait et qu’il participerait lui-même à la réunion. Nous avons donc pris la direction de la route de Kenscoff. Un peu avant d’arriver chez le Président, une grande barrière était installée en plein croisement. En plus des civils, il y avait aussi des policiers. Les fusiliers-marins brésiliens sont descendus avec leurs armes chargées et, aidés des policiers, ont retiré les obstacles pour permettre notre passage.

Soudain, j’ai entendu le sifflement de balles qui ricochaient sur du métal. Kipman à gardé son calme olympien et dit : « Il n’y a rien à craindre ». Un policier haïtien armé s’est éloigné du groupe et est passé en courant à côté de notre véhicule. Il est monté sur le talus qui se trouvait au bord de la route et, de là, a tiré plusieurs fois. Les coups de feu ont immédiatement cessé. Nous avons repris notre voyage jusqu’à la résidence de Préval.

Nous avons accordé la formation d’un Groupe d’Amis pour faire la médiation. Sans que je le sache (Kipman non plus), la veille à Washington le Core Group local avait également suggéré de créer un Groupe d’Amis selon le modèle proposé par Préval. Or, la réunion à laquelle je venais de participer – presque simultanément – avec l’ambassadeur du Brésil, le Président et le Premier ministre haïtien avait débouché sur une proposition similaire. Il n’en fallut pas plus pour les États-Unis et Mulet : ils ont interprété cela comme une manœuvre brésilienne pour garantir la survie de Préval à la présidence et ont donc décidé de la saboter.

Lors de la réunion du 10 au siège de l’OEA à Washington, les États-Unis font marche arrière et écarte le Groupe d’Amis. À partir de cette volte-face, il n’était plus possible de parler de médiation. En France, Lionel Jospin pressenti pour faire part de la formule a consulté le Quai d’Orsay. Non seulement la France s’y est opposée, mais en plus elle a interdit lefinancement éventuel de l’Union européenne au Club de Madrid pour une telle mission. Une fois de plus, le Club de Madrid montrait son vrai visage : un simple outil d’instrumentalisation de la politique étrangère de certains pays de l’Europe occidentale. Michelle Bachelet ne souhaitait pas s’impliquer dans la crise. Seul l’ancien Sécretaire Général de l’OEA, Ambassadeur Baena Soares a répondu positivement à l’invitation. Bien évidemment, le fait qu’il soit brésilien a renforcé la théorie du complot présumé.

Au lieu d’utiliser le modèle de Groupe d’Amis suggéré par le Core Group de Washington, qui avait l’avantage d’avoir aussi été proposé par Préval et pas imposé par l’Internationale, le Core Group de Port-au-Prince a préféré le torpiller parce qu’il contrariait sa stratégie de renversement de Préval.

Après le refus de la proposition du Groupe d’Amis, la position d’Igor Kipman a également changé. Il a retrouvé la réserve qu’il s’était toujours imposée. Je me suis rendu compte que Brasilia n’avait pas l’intention (et ne l’avait jamais eue) de faire quoique ce soit susceptible de perturber ses intérêts stratégiques. Le récent quiproquo avait servi de leçon. Pour le Brésil, la crise haïtienne actuelle n’était qu’un épisode de plus sur le long chemin de croix auquel le pays nous avait habitués. Haïti et ses dilemmes composaient une partie des questions de la politique étrangère brésilienne, mais jamais au point de la réorienter ou de remettre en question les choix stratégiques et les points cardinaux. Haïti était ce qu’il avait toujours été : un moyen pour atteindre une plus grande projection internationale. Jamais une fin en soi. Le Brésil ne cherchait pas à résoudre la crise haïtienne s’il pressentait un risque de conflit, même minime, avec les États-Unis.

A Igor Kipman il ne lui manquait jamais le sens de l’honneur et du courage physique et politique. Il croyait à l’avenir du peuple haïtien et il a œuvré sans relâche jusqu’aux limites de la diplomatie et de la solidarité pour l’accompagner dans sa quête d’un meilleur avenir. Qu’ilrepose en paix !

[1] Représentant spécial de l’OEA en Haïti (2009-2011), auteur entre autres livres, de Les Nations Unies et le choléra en Haïti : coupables mais non responsables ? et de L’échec de l’aide internationale à Haïti : dilemmes et égarements, tous les deux publiés par C3 Éditions. Ces livres sont disponibles également en anglais, espagnol et portugais.


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