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Qui est Jocelerme Privert, nouveau président provisoire d’Haïti ?

lundi 15 février 2016

Le sénateur Jocelerme Privert, 62 ans, élu au second degré président provisoire par le parlement réuni en Assemblée nationale tôt le dimanche 14 février, dirigera les destinées d’Haïti au moins jusqu’au 14 mai 2016, date prévue pour la prestation de serment du prochain président élu au suffrage universel.

Le président Privert dispose cependant de 120 jours pour conduire le processus électoral. Avant, il lui faudra nommer un premier ministre, monter un gouvernement et s’entendre avec les secteurs de la vie nationale sur les membres du Conseil électoral qui aura la haute main sur la conclusion des élections de 2015.

Le parcours de Privert

Ancien directeur général de la Direction générale des impôts (DGI), ancien secrétaire d’État aux Finances, ancien ministre de l’Intérieur et des Collectivités territoriales, sénateur de la République, président du Senat et de l’Assemblée nationale, Jocelerme Privert est sans conteste un vieux routier dans le paysage politique haïtien. Son intégration dans l’administration publique remonte à 1979, l’année où il est entré à la Direction Générale des Impôts à titre d’inspecteur comptable affecté au service de la vérification des états financiers, il a alors 23 ans. « Ma carrière a débuté le 1er octobre 1979, soit la dixième année de mon arrivée à Port-au-Prince, se souvient Jocelerme Privert comme pour vanter ses multiples efforts pour intégrer la cour des grands. Avant d’être promu directeur de la DGI, j’ai gravi tous les échelons dans l’institution. J’y ai complété 23 ans de services. »

Né à Petit-Trou de Nippes le 1er février 1954, Jocelerme Privert ne cache pas sa fierté d’avoir apporté sa touche à la réforme de la Direction générale des impôts. Durant son passage à la DGI, sa présence était remarquable dans des grands forums visant la performance de l’administration fiscale. Sa connaissance du système fiscal haïtien et des dossiers fiscaux a même attiré l’attention d’une mission du Fonds monétaire international. Jocelerme Privert a donc alors été invité à participer au programme de formation en finances publiques organisé par le département des finances publiques et l’institut du FMI à Washington en 1992.

Jocelerme Privert n’a néanmoins pas connu que de bons moments à la DGI. Il a eu aussi des déboires. Sa nomination comme directeur général le 21 août 1995 a été accueilli par un mouvement de protestation enclenché par des employés et des cadres de l’institution. Son départ a aussi été précipité par un autre mouvement de protestation. « Il y avait des mains invisibles derrière ces mouvements de protestation contre moi, accuse-t-il aujourd’hui encore. Après plusieurs semaines de tension, d’actes de violence, de dénonciations calomnieuses, d’interférences injustifiées, voire maladroites des plus hautes autorités du ministère de l’Economie et des Finances (MEF), j’ai été démis de mes fonctions après 3 ans et 10 mois comme directeur général », rappelait-il dans un portrait d’Yvince Hilaire publié dans Le Nouvelliste en juin 2015.

Des impôts au ministère de l’Intérieur

Mais tout n’est pas resté là pour cet enfant monoparental, élevé en grande partie par sa grand-mère maternelle et par sa mère Any Privert dont il porte le nom. Après environ une année sabbatique, Jocelerme Privert a été nommé secrétaire d’État aux Finances en mars 2001 sous l’administration Aristide/Chérestal.

L’ancien patron de la DGI dit avoir fait sienne la lutte pour la décentralisation territoriale. Sa connaissance du domaine a interpellé le président Jean-Bertrand Aristide. Ce dernier avait fait appel à Jocelerme Privert pour animer un programme permanent de formation à l’intention des élus issus des élections de mai 2000. Passionné de musique, de football et de lecture, Jocelerme Privert a été promu ministre de l’Intérieur et des Collectivités territoriales en mars 2002, en pleine période de crise politique. « Le contexte politique de l’époque n’était pas incitatif pour une parfaite exploitation de mes capacités et mes compétences, regrette ce fin connaisseur du système fiscal haïtien. Je me suis retrouvé plutôt à éteindre des foyers de feu que de poser les vraies bases pour rendre effective la décentralisation, tâche que le gouvernement m’avait confiée. À longueur de journée, ce sont des cartels de maires qui implosent, des mairies incendiées, des affrontements entre délégués départementaux et parlementaires pour le contrôle politique du territoire, des manifestations de rue d’employés municipaux réclamant des mois d’arriérés de salaires, des fonctionnaires publics assassinés par des assaillants, des juges qui désertent et dénoncent. Bref, la crise s’envenime. »

De son bureau de ministre au pénitencier national

Après les évènements du 29 février 2004 qui ont vu partir en exil l’ex-président Aristide, Jocelerme Privert, marié et père de trois filles, est rentré chez lui pour s’occuper de ses activités professionnelles. Membre fondateur de l’Ordre des comptables professionnels agréés d’Haïti (OCPAH), de l’Association interaméricaine de comptabilité (AIC), et de l’Association haïtienne des économistes (AHE), Privert ne sera pas pourtant de tout repos. Tandis que des proches du pouvoir déchu sont dans le maquis ou ont choisi le chemin de l’exil, Privert a été arrêté chez lui le 4 avril 2004 vers deux heures du matin. Motif de l’arrestation : participation présumée au massacre de La Scierie à Saint-Marc. « Se faisant accompagner du directeur général de la police nationale, le ministre de la Justice d’alors a en personne procédé à mon arrestation avec la complicité de deux diplomates étrangers », explique-t-il avec hargne et avec un luxe de détails. « C’étaient purement et simplement des persécutions politiques. Une sorte de chasse à l’homme. Car aucun lien n’a été établi entre moi et un événement quelconque à Saint-Marc, si ce n’est mon appartenance au gouvernement Neptune », affirme-t-il, soulignant qu’il a passé treize mois au pénitencier national sans avoir reçu copie du mandat, voire être auditionné par un juge.

« J’ai failli y laisser ma peau… »

Au pénitencier national, Jocelerme Privert et l’ancien Premier ministre Yvon Neptune sont voisins. Les deux hommes pouvaient communiquer entre eux. Le 12 avril 2005, en fin d’après-midi, une mutinerie, savamment préparée et probablement dirigée de l’extérieur, a éclaté au sein du principal centre carcéral du pays. Une évasion massive s’en est suivie. Privert révèle avoir été contraints de prendre la fuite (lui et Neptune) par un prisonnier notoire. « Avec tous les risques que cela comporte pour notre sécurité, le Premier ministre Neptune et moi nous nous trouvions en pleine rue, raconte Privert. Nous avons arpenté les principales artères de la capitale avant de prendre refuge chez un autre détenu dont le domicile offrait une certaine garantie de sécurité. C’est à ce moment que le Premier ministre déclare à son protecteur improvisé que nous ne pouvons pas nous payer le luxe de nous évader. Et en conséquence, il nous faut retourner d’urgence à la prison. »

« Après avoir alerté par téléphone des têtes de pont de la communauté internationale de notre situation, poursuit Privert, un contingent de l’armée brésilienne a pris le contrôle du lieu où nous nous sommes réfugiés peu de temps après. Sur demande de Hérard Abraham, alors Premier ministre a.i., une délégation de la communauté internationale nous propose de ne pas retourner au pénitencier, mais de préférence à la prison de Pétion-Ville ou au siège de la UNPOL. « Propositions que nous avons systématiquement rejetées. Car il s’agissait de toute évidence d’une machination de nature à accréditer la thèse des autorités haïtiennes d’évasion planifiée par les « chimères lavalas » pour libérer Neptune et Privert. Après plusieurs heures de négociations, nous avons été reconduits très tard dans la soirée au pénitencier national.

Entre-temps, la condition de détention des deux compères devient catastrophique. Pour contourner cette nouvelle réalité, une grève de la faim a été entamée par ces messieurs. Après plusieurs jours de grève, ils ont été transportés d’urgence à l’hôpital étant donné la dégradation de leur état de santé. Il a fallu attendre le 16 juin 2006 pour voir sa libération après 26 mois au pénitencier. Selon Privert, l’ordonnance des juges Hugues St-Pierre, Mécène Jean-Louis et Grégoire Jean-Baptiste confirme bien qu’il n’a été ni plus ni moins qu’un prisonnier politique.

Son incarcération au pénitencier national lui a cependant permis de développer son talent d’écrivain. Auteur de Décentralisation et collectivités territoriales, ouvrage qu’il a conçu à l’intérieur de la prison, Jocelerme Privert peut s’enorgueillir d’un tel exploit comme feu Claude Rozier avec son livre « Le triangle de la mort ». Il est également l’auteur de l’ouvrage intitulé Guide du contribuable haïtien.

Sénateur de son département

Après avoir recouvré sa liberté, Jocelerme Privert rejoint en septembre 2006 le cabinet particulier du président René Préval à titre de consultant. Ensuite, il devient conseiller du président de 2008 à 2010. Véritable instigateur du projet d’élever les Nippes au rang de département alors qu’il était ministre, Jocelerme Privert s’est présenté candidat au poste de sénateur lors des sénatoriales partielles de 2008. Sa candidature a été rejetée par le Conseil électoral pour faute de décharge. Il revient à la charge deux ans plus tard et a enfin été élu aux élections législatives de 2010.

« Au Sénat, j’ai toujours été guidé par l’obligation de résultat, affirme le président de la commission Économie et Finances, de la commission bicamérale de décharge et de plusieurs commissions bicamérales d’analyse des accords, traités et conventions internationaux, je réponds présent à toutes les séances statutaires, présent aux événements internationaux comme membre de plusieurs associations de parlementaires ». Avant le dysfonctionnement du Sénat en janvier 2015, Privert souligne avoir déposé au bureau du grand Corps une dizaine de propositions de loi. Plusieurs d’entre elles, explique-t-il, ont été votées par l’assemblée des sénateurs. Parmi elles se trouvent la loi sur la liquidation des affaires courantes par un gouvernement démissionnaire, celle sur la résidence et le domicile, celles établissant le cadre général de la décentralisation et l’autonomie des collectivités territoriales, créant le service public de base dans les sections communales, sur le blanchiment des avoirs et le financement du terrorisme, la modification du décret du 16 février 2005 portant sur la procédure d’élaboration et le contrôle de l’exécution du budget, la modification du décret du 16 janvier 1964 portant sur les procédures d’aliénation des biens du domaine privé de l’État. Il a en outre écrit plusieurs articles de réflexion, touchant les activités parlementaires tant dans les journaux haïtiens que dans les revues des réseaux parlementaires dont il est membre.

Une enfance modeste…

Même s’il a pu aujourd’hui se tailler une place dans la société, Jocelerme Privert n’oublie pas les moments difficiles auxquels il a été confronté dans son existence. Il n’est pas gêné de répéter à gorge déployée qu’il a grandi dans une famille où les conditions de vie étaient très précaires. Il affirme avoir pu survivre grâce à la culture des champs que pratiquait sa grand-mère et du petit commerce de sa maman.

Le jeune Jocelerme a passé le plus clair de son enfance à Petit-Trou de Nippes jusqu’à la fin de ses études primaires en 1969. Après son certificat d’études primaires, ses parents n’avaient pas les moyens pour lui permettre de poursuivre ses études classiques. « À cette époque, il n’y avait pas encore d’écoles secondaires à Petit-Trou de Nippes, se souvient Jocelerme Privert 46 ans plus tard. Ceux qui avaient les moyens financiers pouvaient se rendre dans des villes comme Anse-à-Veau, Miragoâne, les Cayes pour entamer leurs études secondaires. Moi, ce n’est que miraculeusement que j’ai été accueilli à Port-au-Prince par un bon samaritain. »

Arrivé à la capitale, l’enfant martyr de Any a intégré le collège Moderne avant d’entrer au lycée Alexandre Pétion jusqu’en philo. Jocelerme Privert se vante d’avoir fait partie de cette belle et dernière promotion de la section A où le latin et le grec étaient des matières obligatoires au baccalauréat. Vivre à Port-au-Prince n’était pas une partie de plaisir pour le Trounippois, il avait l’habitude de se nourrir uniquement de sa salive pour obtenir le pain de l’éducation, se rappelle-t-il.

Après son baccalauréat en 1976, il a fait une tentative infructueuse d’entrer à la faculté d’Agronomie et de médecine vétérinaire de l’Université d’État d’Haïti. À défaut de cela, le jeune homme est entré au département des sciences sociales de l’École normale supérieure, puis à l’INAGHEI pour des études en administration publique.

Entre-temps, il a décroché un diplôme en comptabilité chez Maurice Laroche. Ce qui lui a permis de participer avec succès au concours de recrutement organisé par le ministère de l’Économie et des Finances en 1978 à travers l’École nationale d’administration financière (ENAF).

Mettre Martelly K.O et prendre la présidence

En janvier 2016, quand le sénateur Privert devient président su Senat, les observateurs de la classe politique haïtienne savent déjà que les choses ne seront pas faciles pour le régime de Michel Martelly. Sous ses airs de modéré, Privert n’est pas moins critique de la gouvernance Tet Kale. Son élection est d’ailleurs un camouflet pour Martelly et ses alliés.

C’est ce président Privert, l’un des sénateurs au carnet d’adresses le plus fourni du parlement, homme d’expérience et de réseaux qui débute les négociations avec Michel Martelly et la communauté internationale après le renvois des élections du 24 janvier, quand il est devenu évident qu’il faut sortir de Martelly pour qu’un jour des élections se tiennent dans le pays.

Fort de son mandat tout neuf et en connaissance des forces en présence sur le terrain et au parlement, Jocelerme Privert mène des négociations courtoises mais fermes avec Michel Martelly jusqu’au vendredi 5 février quand coincé de toutes parts le président sortant doit signer un accord qui ne lui accorde d’un discours de sortie devant l’Assemblée nationale. C’est Privert qui recueille l’écharpe présidentielle des mains de Michel Martelly qui n’a pas le dimanche 7 février de successeur élu.

Une semaine plus tard, après une séance marathon de plus de dix heures, au deuxième tour de scrutin Jocelerme Privert est élu président provisoire d’Haïti par le parlement haïtien réuni en Assemblée nationale au petites heures du matin, ce dimanche 14 février 2016.

C’est Cholser Chancy, vice-président de l’Assemblée nationale qui a proclamé les résultats du vote : 13 sénateurs et 64 députés ont voté pour Jocelerme Privert, Edgar Leblanc Fils a obtenu 9 voix des sénateurs et 33 voix des députés, Déjean Bélizaire le troisième candidat en course pour devenir président provisoire a lui obtenu 2 voix chez les députés et aucun des sénateurs.

La séance en Assemblée nationale a été très animée, emmaillée de motions et de suspensions en huis clos, même si depuis plusieurs semaines la capitale haïtienne bruissait de rumeurs sur les fortes chances de Jocelerme Privert d’être élu président en cas de vote au Parlement.
Pendant une trentaine de minute, fort de l’appui des alliés du PHTK, le parti de Michel Martelly, le candidat Edgard Leblanc Fils, lui aussi ancien président du Sénat et de l’Assemblée nationale, a fait illusion. Au premier tour du scrutin il a recueilli 46 voix des députés contre 45 pour Jocelerme Privert, mais 9 chez les sénateurs contre 13 pour Privert.

A 3h 33 du matin ce dimanche 14 février, les choses étaient pliées et le résultat définitif de la première élection au second degré du 21e siècle haïtien complétée. Jocelerme Privert a été élu président provisoire avec un mandat court, mais déterminant pour l’avenir de la démocratie en Haïti.

Jocelerme Privert, le président de la St Valentin, n’a pas une minute à perdre s’il veut marquer son passage et relever l’immense défi qui l’attend. Martelly avait eu cinq ans et n’a pas pu compléter un seul processus électoral. Privert, lui, dispose de 120 jours pour accomplir un miracle.

Frantz Duval et Yvince Hilaire


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