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« La Commission européenne est comme l’administration coloniale de jadis, elle méprise les peuples »

vendredi 12 janvier 2018

Chronique. La presse occidentale de qualité semble depuis peu obsédée par un parallèle historique. « Revivons-nous les années 1930 ? », s’interroge The Guardian après le Brexit. « Le monde revient-il aux années 1930 avec le triomphe de Trump ? », écrit El Pais. « Donald Trump : est-ce déjà le fascisme ? », questionne le rédacteur en chef du Spiegel.
En temps de houle, nous cherchons des points de repère familiers. A l’époque aussi, il y avait une crise bancaire, une récession considérable, un chômage massif et d’immenses inégalités. Mais le problème que posent les années 1930 est l’idée qu’une guerre mondiale s’ensuivra obligatoirement. Et cela ne facilite pas le débat. Chaque analyse est immédiatement éclipsée par les conséquences dévastatrices.
Un eurocentrisme exacerbé
N’y a-t-il pas d’autres comparaisons possibles ? Nous clamons être des citoyens du monde, mais nous évaluons l’histoire européenne de préférence à la lumière de… l’histoire européenne. Que des tendances émergentes en Afrique, en Asie, en Amérique latine puissent être des outils pour comprendre l’Union européenne (UE) ne semble pas nous venir à l’esprit. Cet eurocentrisme exacerbé me dérange toujours.
Les douze dernières années, je me suis intéressé de très près aux processus de décolonisation des Indes néerlandaises et du Congo belge. Qu’ont-ils à nous apprendre ? Peut-on comparer l’anticolonialisme croissant d’alors à l’anti-européanisme d’aujourd’hui ?
De toute évidence, l’UE est tout autre chose qu’une colonie. Elle s’est créée de l’intérieur, par le biais de la diplomatie et à sa propre demande. Les colonies, elles, sont créées sans y avoir été invitées, manu militari et de l’extérieur. Elles étaient pétries de pensées raciales.
Et pourtant, les dernières années, dans des documents de la fin de la période coloniale, j’ai trouvé des passages qui m’ont paru familiers. Sukarno, qui deviendrait le premier président de l’Indonésie, s’exprima ainsi à son procès en 1930 : « Un peuple assujetti, donc tout peuple qui ne peut gérer sa propre administration comme le prescrivent son intérêt et son bien-être, vit en état de “désordre permanent”. (…) Le peuple indonésien est aujourd’hui un peuple vivant dans l’affliction. Et ce n’est pas notre incitation, pas l’incitation de “provocateurs”, mais cette affliction, ces larmes du peuple, qui sont la cause de ce mouvement populaire. »
Où avons-nous déjà entendu ceci ? Le désir d’avoir voix au chapitre. Le malaise social croissant. Le refus de voir les larmes. La diabolisation de facilité de ceux qui nomment et activent ce malaise.
Quelques « pommes véreuses »
En matière de style et de vision, les partisans d’alors peuvent difficilement être comparés aux dirigeants populistes d’aujourd’hui, mais ils étaient tout aussi honnis. Hendrikus Colijn, l’ancien ministre des colonies néerlandais, trouvait le nationalisme naissant aux Indes néerlandaises « futile, ne découlant d’aucun mouvement populaire réel, plutôt une action dans laquelle seule la couche supérieure de la société, aussi fine que la pellicule argentée d’un grain de riz, est impliquée ».
Réduire le « problème » à quelques « pommes véreuses » qui pourrissent les autres est un procédé familier. L’une de ces « pommes pourries » était Sutan Sjahrir, qui deviendra plus tard le premier ministre d’Indonésie. Le colonisateur l’avait banni en 1934 et pour une durée illimitée au camp d’internement de Boven-Digoel, au cœur de la forêt vierge des Papous.

Dans l’une de ses lettres inspirées, il écrit : « Il faut croire que le gouvernement a trouvé une manière facile de gouverner. Expédier tous les malcontents à Digoel et intimider ainsi la population. Mais s’ils avaient un peu plus de bon sens, ils comprendraient que cette solution est trop simple et trop facile pour être aussi bonne et juste. Plus cela perdurera, plus il apparaîtra que c’est le gouvernement qui crée une situation révolutionnaire par l’agression qu’elle exerce à tous les niveaux, situation qui tend paradoxalement à politiser les couches profondes de la population. »
Naturellement, l’Union européenne n’envoie personne en camp pénitentiaire en pleine brousse. Les dirigeants populistes se voient parfois traînés en justice, mais cela n’a rien à voir avec les procès politiques théâtraux d’alors. Et pourtant, nous pourrions nous demander si le populisme de notre temps ne ressemble pas plus au nationalisme des colonies qu’au fascisme en Europe.
Une imposture injuste
Question du jour : qui a prononcé le discours suivant, Boris Johnson ou Yannis Varoufakis ? « Et que toutes les mesures qui se trament là-bas, à Bruxelles, bien loin de chez nous, sans nous, mais pour nous, sont considérées comme une imposture injuste. Nous avons toujours combattu cette méthode qui n’inspire pas confiance du fait que ces mesures ne résultent pas d’un dialogue sincère, franc et d’égal à égal. » Réponse : aucun des deux. C’est Joseph Kasa-Vubu qui prend ici la parole, en 1958. Deux ans plus tard, il serait le premier président du Congo.
Les mots de Patrice Lumumba, son premier ministre, sont eux aussi d’une actualité étonnante. « Le progrès réalisé ici dans le domaine économique et social surpasse – comme nous l’avons constaté de nos propres yeux – celui de certains pays. Mais là où le bât blesse, c’est que le gouvernement belge a négligé l’émancipation politique des Congolais. (…) Nous regrettons la politique qui consiste à n’accorder aux Congolais que les droits que le gouvernement consent à leur octroyer au compte-gouttes comme une aumône et non les droits légitimes que les nationaux réclament. »
L’émancipation sans participation conduit à la frustration. C’est aussi simple que cela. « Entrer en ligne de compte », voilà de quoi il en retourne. Qu’on l’ignore, et la situation vire à l’explosif.
Dans une société de fin du colonialisme, les gens vivent sous le joug d’une administration qui réglemente pour ainsi dire tous les aspects de la vie publique et privée. Malgré son omniprésence, cette administration de nature énigmatique est plutôt invisible. Des accords sont passés avec des potentats locaux préexistants. Ce qui permet à la population indigène d’accéder à la nouvelle prospérité : l’enseignement et la santé publique pénètrent jusque dans les villages. Mais les possibilités de participation de la population à la vie publique, et donc politique, restant extrêmement limitées, la frustration s’installe, en premier lieu chez les jeunes qui ont pu faire des études, et plus tard chez les masses populaires qu’ils réussissent à mobiliser. Le colonisateur se voit forcé d’instituer des organes officiels de codécision, comme le Volksraad aux Indes néerlandaises et le Conseil colonial au Congo. Mais ceux-ci n’auront finalement que peu à décider. De plus en plus de gens rêvent dès lors de scénarios radicaux. La décolonisation s’avère dès lors inévitable.
Sous le joug d’une administration omniprésente
Qu’en est-il de l’UE ? Nous aussi, nous vivons sous le joug d’une administration omniprésente, invisible, qui façonne notre existence jusque dans ses moindres détails. L’UE compose elle aussi avec les potentats locaux tout en parvenant à améliorer le sort de beaucoup. Nous aussi, nous avons un organe de codécision, le Parlement européen. Il a plus de pouvoir que les organes consultatifs coloniaux de jadis, mais toujours bien moins que la Commission européenne et le Conseil européen. Le déficit démocratique ne s’en trouve pas comblé. Nombreux sont ceux qui trouvent l’UE hautaine et élitaire. Avec pour corollaire que l’UE voit aussi de plus en plus de ses habitants s’en distancer. Le Brexit est entre-temps un fait, et la crise profonde que connaît l’Europe est loin d’être terminée. L’aventure européenne, comme l’aventure d’outre-mer pourrait bien se terminer abruptement.
Outre le déficit démocratique, un autre s’est ajouté, le déficit bureaucratique. L’Europe a commis de graves erreurs, dans les années 1990. Quelle idée d’opter pour une monnaie unique en 1992, sans développer auparavant les institutions nécessaires à une gestion monétaire, financière et économique ! Et quelle idée d’avoir aboli les frontières intérieures depuis 1993, sans avoir réfléchi sérieusement aux frontières extérieures, avec toutes les répercussions possibles sur la gestion de l’asile et de la migration !
Ce n’est qu’aujourd’hui que les lacunes systémiques se révèlent : la crise de l’euro a commencé en 2010, la crise migratoire a culminé en 2015. Ne pas avoir voix au chapitre est grave en soi, mais être livré à une technocratie défaillante est catastrophique.
Dans son dernier livre De nieuwe politiek van Europe (éd. Historische Uitgeverij, 2017), l’écrivain et philosophe néerlandais Luuk Van Middelaar décrit comment ces crises ont profondément remanié l’UE. Soudain, il a fallu improviser, pratiquer des choix drastiques. Ménager la Grèce ou pas ? Répartir les réfugiés ou pas ? L’Union s’en est trouvée plus politisée que jamais auparavant. La question est : s’est-elle aussi plus démocratisée ?
A l’heure où l’UE aurait dû miser sur la démocratie, elle est retournée, sous la pression des circonstances, à sa bonne vieille technocratie. Il a fallu sauver l’euro à coups de réunions nocturnes d’urgence, et le flot soudain de réfugiés ne tolérait plus une approche réfléchie. Agir, et vite, tel était le mot d’ordre. Le déficit démocratique a ainsi augmenté. Le citoyen le voyait et le subissait, muré dans l’impuissance – tout comme le colonisé.
Enième petit jeu des politiques
Vivre en Europe en l’an 2017 ressemble de plus en plus à vivre sous la gouvernance d’un colonialisme finissant. S’étonne-t-on dès lors que la révolte gronde ? Le populisme actuel est une tentative brutale de politiser à nouveau l’espace européen. La politique est une question de choix, affirme-t-il, pas de conformité aux lois. L’austérité n’est pas la seule solution, dit le populiste de gauche. La crise migratoire n’a pas à être subie les bras croisés, dit le populiste de droite.
Plus de prospérité grâce à l’UE ? En fait, les couches vulnérables de la société se sentent surtout menacées. Il suffit au populiste d’affirmer qu’il parle « au nom du peuple » – contre l’élite au-dessus, contre les migrants au-dessous – et sa fortune est faite. Intérêt médiatique garanti, clics sur Internet, sièges au Parlement.
Le populiste laisse parler le peuple tant que c’est sous la forme d’un référendum, par lequel il peut parfaitement manipuler les masses. Le peuple croit que les référendums sont libérateurs, mais ne comprend pas qu’il s’agit du énième petit jeu des politiques. La politique du parti s’en trouve renforcée, pas restreinte.
Si l’UE ne se démocratise pas radicalement, la fin peut arriver très vite. Et cette démocratisation exige plus que quelques tours de passe-passe avec des têtes de liste. Car cela ne livre qu’encore plus de médiatisation et de personnalisation, ces mêmes processus qui ont fait un tel spectacle de la politique nationale.
Et si le peuple pouvait vraiment avoir voix au chapitre ? Cela pourrait se traduire ainsi. Aux élections européennes de 2019, chaque bulletin de vote avec les candidats serait accompagné d’une liste de vingt-cinq prises de position sur l’avenir de l’Europe. Elles pourraient énoncer : « L’UE doit interdire les voitures à carburant fossile à partir de 2040. » Ou encore : « L’UE doit mettre en place une armée européenne. » Le votant indiquerait en cochant à quel point il est d’accord avec chacun de ces énoncés. A la fin, il indiquerait aussi quels sont les cinq énoncés qui lui paraissent les plus importants.
Participation citoyenne
Cela ressemble à la boussole électorale, mais il s’agit ici de vos propres idées, et pas de pour qui il vous faut voter. En amont des élections, vous pourriez recevoir une brochure avec les arguments en faveur ou contre, comme le font les Suisses dans le cas d’un référendum. Le soir à la télévision, vous ne suivriez pas seulement qui a remporté le vote, mais aussi quelles propositions ont été adoptées. Cette liste de priorités partagées offrirait un canevas pour la politique européenne des Pays-Bas pour les cinq ans à venir.
A qui revient de rédiger le second billet de vote ? Le laisser aux mains de la politique serait une mauvaise idée. Alors comment ? Par tirage au sort. Réunissons par un échantillonnage représentatif quelques centaines de citoyens lambda par pays. Donnons-leur quelques mois pour délibérer, un lieu pour le faire et des modérateurs, neutres quant à la teneur, mais qui font en sorte que chacun ait voix au chapitre. Les participants se voient toutes les trois semaines. Ils peuvent inviter des experts à leur convenance. Ils n’ont pas à être d’accord sur tous les points. La seule chose qu’ils doivent faire, c’est rédiger la liste des vingt-cinq énoncés, en accord avec les panels citoyens dans les autres états membres.
Cette forme innovante de démocratie participative a été utilisée les dernières années en Irlande et en Australie dans le cas de sujets politiquement délicats, comme le mariage entre homosexuels, l’avortement ou la gestion des déchets nucléaires. Des citoyens tirés au sort ont été invités à statuer sur des sujets brûlants que les politiques préféraient éviter. Avec pour résultat, des décisions dûment informées qui misent sur le long terme.
Cette démarche tout à fait faisable renforcerait la teneur de la démocratie européenne. Elle combine les trois formes de participation citoyenne que nous connaissons à ce jour : élections, référendum et tirage au sort. L’avantage d’une élection est qu’elle permet de choisir, son inconvénient est qu’il ne s’agit que du personnel politique. L’avantage du référendum est qu’il porte sur le contenu, son inconvénient est de n’offrir qu’un oui ou un non en réponse. L’avantage du tirage au sort est un processus décisionnel informé, son inconvénient est qu’il ne concerne qu’une petite partie de la population.
En impliquant tout citoyen votant dans ces choix politiques cruciaux, l’Europe donnerait à sa population l’autorité que les colonies déniaient à leurs sujets. Qui comprend que le populisme européen ressemble davantage au colonialisme finissant qu’au fascisme naissant, n’impose pas le silence au citoyen mécontent, mais lui donne la parole.
David Van Rebrouck est un écrivain belge de langue néerlandaise, anthropologue, historien de l’art, archéologue et préhistorien. Il est notamment l’auteur de Congo, une histoire, paru chez Actes Sud en 2012.
Traduction Monique Nagielkopf.


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