MosaikHub Magazine

A la merci de « la maladie de Berlin »

dimanche 9 novembre 2014

« Il ne se passait rien le matin, rien le midi, rien le soir et rien non plus la nuit », résume-t-il à présent dans le français hésitant de ceux qui ne le parlent plus si souvent. Dans ce cadre monotone à devenir fou, la Berliner Krankheit (la « maladie de Berlin ») le guette, ce mal qui ronge les habitants de Berlin-Ouest qui n’ont pas les moyens de s’évader de temps en temps. Car on ne quitte pas si facilement une île, même artificielle, quand elle est entourée par l’Allemagne de l’Est : les billets d’avion sont hors de prix et le transit routier, via les corridors, interminable à cause des contrôles.

Un jour, alors qu’on lui demande s’il est, lui aussi, « un artiste », Thierry Noir acquiesce. Ce qu’il fait ? « Oh ! de la musique, de la poésie, un peu de peinture aussi…, ose-t-il. C’est comme ça que ma carrière a commencé : en poussant mes possibilités à 120 % pour prouver que j’étais, moi aussi, un artiste. »

Le voilà qui chante dans un groupe. Il dessine aussi des cartes postales qu’il vend dans les cafés pour une poignée de marks. En France, sa professeure d’arts plastiques le disait « peu doué » mais à Berlin cela semble sans importance. Une rencontre va renforcer sa vocation naissante. Il s’appelle Christophe Bouchet et, comme lui, il est Français. Sa conscience artistique est plus affirmée : lui a fait les beaux-arts. Les deux jeunes hommes se lient d’amitié et décident de « faire équipe ».

Les festivités du 750e anniversaire de Berlin sont alors en préparation. De part et autre du mur, une course à la réhabilitation de la ville s’engage pour faire de sa partie de la ville une vitrine. A Berlin-Ouest, les subventions pleuvent, surtout dans le secteur américain. Il y a à faire : le quartier de Kreuzberg semble être resté figé à l’époque de la seconde guerre mondiale. Des architectes sont appelés à la rescousse. Thierry Noir et Christophe Bouchet observent le ballet des ouvriers. Et chaque soir, à bord de leur 4L, ils font le tour des chantiers pour récupérer les pots de peinture à moitié vides.

« Juste un mur moche devant notre porte »

Avril 84, deux ans déjà que Thierry Noir vit à Berlin. La proximité du mur le provoque presque physiquement. Christophe Bouchet n’est pas en reste. Une nuit, ils décident donc d’aller peindre le pan de mur derrière leur foyer. Ils se relaient à tour de rôle : lorsque l’un guette, l’autre, juché sur une échelle, peint à l’aide de rouleaux. Le mur n’est pas une toile vierge : ça et là, des badauds ont griffonné des slogans militants ou des messages personnels. Personne, en revanche, n’a encore peint le mur sur toute sa hauteur comme eux cette nuit-là.

D’autres expéditions nocturnes suivent. Ni l’un, ni l’autre ne se sentent investis d’une mission particulière : ils peignent le mur parce qu’il est là, à côté. « C’était juste un mur moche devant notre porte », explique Thierry Noir.

Le potache n’est jamais loin et, un soir, ils entreprennent de fixer sur le mur une immense porte et un bidet, ce sera leur hommage à Dubuffet ! Le bidet est posé mais la porte en métal fait un bruit d’enfer et l’opération tourne court. « Citoyens d’Allemagne de l’Ouest, veuillez regagner votre zone », leur ordonne un garde-frontière par haut-parleur. Ils décampent. Depuis la salle de bains du foyer, ils observent le « son et lumière » qu’ils ont déclenché : de l’autre côté du mur, c’est le branle-bas de combat : il y a des gardes-frontière avec des chiens, des véhicules dans tous les sens et le hurlement des sirènes. Cette nuit-là, ils le savent, ils ont été photographiés. A quoi bon alors continuer à se cacher ? Désormais, c’est en plein jour qu’ils officieront.


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