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La non-livraison du Mistral, une dispute durable et potentiellement coûteuse

mercredi 26 novembre 2014

Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante), Dominique Gallois et Nathalie Guibert

En décidant de « surseoir jusqu’à nouvel ordre » à l’exportation d’un premier porte-hélicoptères d’assaut de type Mistral à la Russie, François Hollande a ouvert, mardi 25 novembre, une nouvelle saison dans cet interminable feuilleton. La décision est la conséquence directe de la position exprimée par le chef de l’Etat à la veille du sommet de l’OTAN de Newport, le 3 septembre : en Ukraine, les « conditions d’une livraison » sont moins que jamais « réunies ». Le cessez-le-feu signé début septembre entre Kiev et les rebelles prorusses est plus que jamais moribond. La partition de l’Ukraine s’installe et, depuis l’annexion de la Crimée en mars par la Russie, le nombre des victimes du conflit dépasse 4 000 personnes.

Dans ce contexte, pas question pour la France de livrer les navires, en dépit du contrat scellé en 2011, sous la houlette enthousiaste de Nicolas Sarkozy. Le document exigeait une livraison à la mi-novembre.

◾Un contentieux coûteux

Le contrat franco-russe n’est pas rompu. Mais une suspension prolongée (pour un délai non connu) ouvre le risque d’un long – et coûteux – contentieux. La décision de M. Hollande s’appuierait sur une clause permettant de décaler la cession des navires en cas d’« événement majeur », ce qui protégerait à ce stade l’entreprise française DCNS, constructeur des deux navires commandés par les Russes. A ce jour, les Russes ont soufflé le chaud et le froid sur d’éventuelles demandes de dédommagement. « Nous allons attendre avec patience », a déclaré mardi Iouri Borissov, vice-ministre de la défense, cité par l’agence Ria-Novosti. « Pour l’instant, nous n’intentons aucune action. »

Ce discours tranche avec les ultimatums récemment brandis. A la veille d’une rencontre entre les deux présidents russe et français en marge du sommet du G20 à Brisbane, en Australie, un « haut responsable » cité anonymement avait en effet donné deux semaines à Paris pour exécuter le contrat sous peine de poursuites financières. M. Borissov, cité par l’agence de presse TASS, prévoit de réclamer une amende « conformément au contrat ». Rien de sérieux n’a fuité sur ce document, qu’une source du ministère français de la défense qualifie « du plus engageant pour la France dans l’histoire des contrats d’armement ». Selon la même source, au-delà de la suspension actuelle pour « force majeure », le contrat comporterait « des échéances extrêmement précises, et toujours au défaut de la France en cas de non-respect ».

◾Les risques pour les constructeurs

Trois entreprises sont concernées par le contrat : le chantier STX de Saint-Nazaire (sa part du contrat est de 660 millions d’euros selon les informations publiées en mars par La Tribune) ; le constructeur DCNS (qui doit gagner 430 millions) et son sous-traitant, l’entreprise de conseil DCI-NAVFCO. Celle-ci sera payée (30 millions) : la formation des marins russes est achevée pour les deux bateaux.

Pour DCNS – groupe détenu aux deux tiers par l’Etat français – l’enjeu est de grande importance. Le contrat de 1,2 milliard d’euros est couvert par la Coface, l’assureur-crédit qui gère les garanties publiques à l’exportation. En cas de rupture, les pénalités à la charge de DCNS représenteraient 20 % du total, soit 240 millions d’euros. Cette somme dépasse le résultat opérationnel du groupe, qui s’est élevé à 166 millions d’euros en 2013 et a plongé au premier semestre. Pis, en cas de procès devant une cour arbitrale, le montant pourrait largement dépasser le milliard.

En prenant la tête du groupe en juillet, le nouveau PDG, Hervé Guillou, a lancé un audit sur les programmes en cours. La mauvaise exécution de plusieurs d’entre eux (notamment les sous-marins d’attaque Barracuda, et les sous-marins vendus au Brésil) obligerait DNCS à passer des provisions de 200 à 400 millions d’euros, plongeant les comptes 2014 dans le rouge. Pour éviter que la pénalité russe n’aggrave la situation, des discussions sont en cours avec l’Etat pour une prise en charge de cette éventuelle amende.

En attendant une éventuelle livraison, DCNS devra financer le maintien à quai du Vladivostok. Le second navire de type Mistral commandé, le Sébastopol, vient d’être mis à l’eau. Il doit être livré en 2016.

◾L’impact pour l’industrie française

Le budget de la défense, et les industriels du secteur, sont sous tension. Dans ce contexte, toute perte d’exportation torpillera le fragile équilibre mis au point par les états-majors et le ministère. L’Elysée réfute l’argument selon lequel la signature de la France risque d’être décrédibilisée, de façon générale, sur d’autres contrats. Dans le domaine de la défense, en Inde, ou au Qatar, clients potentiels de l’avion de chasse Rafale, « nos interlocuteurs font bien la part des choses entre le dossier du BPC et le reste. La parole de la France n’est pas fragilisée », assure un officiel.

Parmi les alliés de l’Est européen, la Pologne, seul pays dont le budget de la défense augmente, fait l’objet de toutes les attentions. Dès dimanche, il était décidé que le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, irait à Varsovie mardi 25 novembre. Les entreprises françaises restent bien placées pour un marché d’hélicoptères de combat. M. Le Drian a promis de nouvelles mesures de « réassurance » à cet allié inquiet des agissements russes, avec l’envoi « d’une unité de blindés » dans le cadre d’un exercice sur le territoire de la Pologne.

Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
Correspondante à Moscou Suivre Aller sur la page de ce journaliste Suivre ce journaliste sur twitter

Dominique Gallois
Journaliste au Monde Suivre Aller sur la page de ce journaliste

Nathalie Guibert
Journaliste au Monde


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