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28 décembre 1897. La première de "Cyrano de Bergerac" est un triomphe

dimanche 28 décembre 2014


Par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

Quelques heures avant la générale de Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand, 29 ans, est accablé, désespéré. Les répétitions ont été une telle catastrophe qu’il craint le naufrage. Il va jusqu’à s’en excuser par avance auprès du comédien Constant Coquelin, qui incarne Cyrano. Il manque de pif, le jeune homme, car la représentation s’achève sur un énorme triomphe. Même succès phénoménal pour la première du lendemain, le 28 décembre 1897. Mêmes acclamations d’un public enthousiaste. Quarante rappels ! La salle est debout, scande le nom de Rostand durant vingt minutes. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin rugit de bonheur. Frédéric Mitterrand tombe dans les bras de Jack Lang... Depardieu pisse de bonheur au milieu de l’allée... Daniela Lumbroso fait : "Ha ! ah ! ah !" NKM embrasse Charles Beigbeder. Il n’y a que la tête à claques d’Enora Malagré pour juger que c’est de la merde...

Le ministre des Finances Georges Cochery se rend dans la loge de l’auteur pour lui épingler sa propre Légion d’honneur en le félicitant : "Je me permets de prendre un peu d’avance." Du jour au lendemain, Cyrano devient un archétype littéraire au même titre que Hamlet ou Don Quichotte ; Edmond Rostand vogue sur un énorme nuage. Quelle fierté ! Quel soulagement !

"Faites-moi un rôle !"

Cette pièce, il la porte en lui depuis son enfance. Cependant, il ne commence à l’écrire qu’après sa rencontre avec le comédien Constant Coquelin. Cela se passe en 1895 à l’occasion d’une lecture donnée par Rostand de sa pièce La princesse lointaine, programmée au théâtre de la Renaissance. La directrice en est Sarah Bernhardt, qui invite son ami Coquelin. Enflammé par la pièce, le comédien se précipite sur le jeune auteur : "Faites-moi un rôle, et je le jouerai quand vous voudrez, où vous voudrez !" Rostand lui parle de son projet d’une pièce consacrée à un écrivain querelleur du XVIIe siècle, Savinien de Cyrano. Coquelin est terriblement emballé. Au point de louer le théâtre de la Porte-Saint-Martin pour y monter la pièce.

Rostand se met à l’ouvrage. Il crée un personnage romantique, démesuré, héroïque. Complètement inconnu jusque-là. Il pioche l’idée du nez grotesque à la fois dans l’oeuvre de Théophile Gautier et dans le souvenir d’un de ses maîtres d’étude surnommé Pif-Luisant. La pièce est un savant cocktail d’humour, de pathos, de farce, d’héroïsme. Les scènes intimes alternent avec le grand spectacle. C’est une symphonie en cinq actes à laquelle Coquelin apporte sa touche. Un total de 2 600 vers, dont 1 600 pour Cyrano. C’est énorme !

Répétitions cauchemardesques

Entamées à l’automne 1897, les répétitions tournent au cauchemar. Le souci du détail de Rostand rend dingues les comédiens. Il exige des dizaines d’essais pour trouver enfin le bon faux nez, finalement réalisé en diachylon, un emplâtre utilisé par les médecins. On s’engueule, on se fait la gueule, on se réconcilie, on déprime. Les associés de Coquelin râlent sur chaque dépense. Pourquoi une distribution si nombreuse ? Pourquoi des costumes neufs ? Pourquoi une pièce si longue ? Adjani renonce au rôle de Roxane sous prétexte d’une séance de botox à New York... Découragé, Rostand confie à un ami : "Ni Coquelin ni les autres interprètes ne comptaient sur un succès, et, moi-même, j’étais fort déprimé, parce que les doutes et les craintes des autres m’avaient ébranlé."

Les comédiens doutent. Jérôme Savary, qui passe par là, conseille à Rostand d’habiller Cyrano en femme et de lui faire jouer de la trompette... La comédienne Maria Legault, qui accepte finalement de jouer le rôle de Roxane, ne s’engage que "pour la durée de la pièce". C’est-à-dire pour la première, et pas au-delà, car elle prévoit un four. La construction du décor prend du retard. Lors d’une dernière répétition, Maria Legault prend froid. Il faut la remplacer au pied levé. Par qui ? L’épouse de Rostand, la poétesse comédienne Rosemonde Gérard, se dévoue. Avec un charme accompli, du reste.

Après avoir été repoussée plusieurs fois, la générale se déroule le 27 décembre. Pour stimuler les figurants apathiques, Edmond Rostand se glisse au milieu d’eux après avoir enfilé le costume d’un garde. Au dernier moment, son épouse court chez un traiteur pour acheter poulets et rôtis afin de remplacer la triste nourriture en carton. Tous les critiques importants de la capitale sont présents dans la salle : Georges Clemenceau, Catulle Mendès, Jules Renard... La représentation commence dans le silence. Peu à peu, les spectateurs se laissent gagner par l’enthousiasme. La tirade du nez déclenche les applaudissements. C’est un succès. La première du lendemain provoque le même enthousiasme. Tout au long de la représentation, le public manifeste sa ferveur par des applaudissements, des bravos. Au point de couvrir certaines tirades. Chaque acte est marqué par des rappels.

"L’admirable soirée que voilà"

Dans les couloirs, les spectateurs échangent des commentaires élogieux. "Voilà trente ans qu’on n’a pas entendu au théâtre une oeuvre pareille !" dit l’un. "Rostand a la force, le lyrisme, le don des situations dramatiques et, en plus, la grâce, la légèreté, l’esprit, la souplesse, le charme, pour tout dire, la poésie", proclame un autre. Entre chaque acte, les personnalités déboulent dans la loge de Coquelin qui se change. "Vous jouerez cela un an !", "Un chef-d’oeuvre !", "Charmant ! Grand avenir ! Très grand avenir !" Dans un coin, Alain Delon laisse échapper un petit regret : "Ah ! si Delon avait joué Cyrano, c’eût été alors un vrai triomphe..." Quand le rideau se baisse définitivement, le public continue à applaudir longtemps, lançant des bravos. On crie : "L’auteur, l’auteur !"

Les journaux font paraître des critiques majoritairement dithyrambiques. "Vraiment, l’admirable soirée que voilà ! Et le bon bain régénérateur que nous prîmes à nous sentir enfin nettoyés de toutes les scories, saletés et sanies diverses qu’on nous inflige trop communément !" "Un grand poète héroï-comique a pris sa place dans la littérature dramatique contemporaine. Et cette place, c’est la première !" proclame l’écrivain Henry Bauër (le fils naturel d’Alexandre Dumas). Quelques voix discordantes s’élèvent. "Le chef-d’oeuvre de l’enfantillage et de la convention", écrit Léon Daudet. "Il est un art en effet qu’a perfectionné l’auteur de Cyrano de Bergerac : c’est l’art de mal écrire... Il a, en écrivant Cyrano de Bergerac, écrit un chef-d’oeuvre de vulgarité", complète André-Ferdinand Hérold dans Le Mercure de France.

En tout cas, le public ne boude pas son plaisir. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin est pris d’assaut. La pièce se donne quatre cents fois de décembre 1897 à mars 1899. Elle est devenue une des oeuvres-phares du répertoire français.


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