MosaikHub Magazine

28 février 1927. Babette et Syvette, deux femelles chimpanzés, sont inséminées avec du sperme humain !

samedi 28 février 2015

Le grand savant soviétique Ilya Ivanov estime possible la création d’un hybride homme-chimpanzé. L’Institut Pasteur lui apporte son soutien


Par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

Dans leur cage du jardin botanique de Conakry (en Guinée, alors française), deux femelles chimpanzés nommées Babette et Syvette n’en peuvent plus de leur célibat. Hystériques, elles secouent les barreaux de leur cage pour faire comprendre à leurs gardiens qu’elles veulent un mâle, un vrai. Elles donneraient tout pour une bonne petite partie de pattes en l’air. Elles sont prêtes à accepter n’importe quel partenaire. Elles ne vont pas être déçues, les pauvrettes, car, en guise de mâle, elles voient arriver un vieillard à cheveux blancs armé d’une pipette pleine de sperme humain. Pour la première fois au monde - et sans doute pour la dernière fois -, une tentative d’hybridation entre l’homme et le singe est sur le point d’être tentée.

L’individu qui tente cet improbable mariage inter-espèces n’est ni un détraqué sexuel ni un illuminé. Il s’agit, tout au contraire, d’un savant soviétique de grande renommée. Les travaux d’Ilya Ivanov en matière d’insémination artificielle chez les animaux domestiques font autorité. Avec le sperme d’un seul étalon, il a montré comment féconder plusieurs centaines de juments. Dans son institut soviétique, il a encore réalisé de nombreux hybrides, entre un zèbre et une ânesse (le zébron), entre une vache et une antilope, entre un bison d’Europe et une vache... Un jour, il a une idée de dingue. Pourquoi ne pas essayer de créer un hybride entre l’homme et le chimpanzé ? Après tout, les deux espèces sont relativement proches.

Fantasme...

Après avoir caressé l’idée durant plusieurs années, puis l’avoir évoquée lors de plusieurs congrès, Ivanov décide de passer à l’action en 1926. Comme les chimpanzés ne courent pas la taïga russe, il s’adresse à l’Institut Pasteur, qui possède une animalerie à Kindia, en Guinée. Le directeur, Émile Roux, accepte de lui fournir quelques singes. Reste pour Ivanov à convaincre l’administration soviétique de financer son projet. Pas facile. Finalement, Nikolaï Petrovitch Gorbounov, directeur du département des institutions scientifiques, lui fait verser 10 000 dollars américains, somme considérable à l’époque. Si jamais Ivanov parvient à ses fins, quelle victoire pour la science soviétique ! Quant aux rumeurs prétendant que Staline aurait soutenu les travaux d’Ivanov afin de produire une race d’ouvriers ou de soldats mi-hommes mi-singes, elles relèvent du pur fantasme !

En mars 1926, Ilya Ivanov débarque enfin à Kindia avec l’objectif de sélectionner un chimpanzé femelle pour l’inséminer avec du sperme humain. Premier écueil : l’animalerie de l’Institut Pasteur ne possède pas de guenon mature sexuellement. Après un mois de vaine attente, il lui faut revenir en France, car la saison des pluies empêche toute expédition en forêt pour capturer des singes. Ivanov est de retour en Guinée le 14 novembre, cette fois accompagné par son fils, biochimiste. Les deux Russes décident de ne pas retourner à Kindia, mais de s’installer au jardin botanique de Conakry. Avec l’aide du gouverneur, ils montent une expédition qui leur permet de capturer trois femelles qui sont baptisées Babette et Syvette, et... On n’a pas conservé le nom de la troisième.

... et foutaises

Le père et le fils prennent bien garde de ne pas expliquer aux Africains l’objet de leur recherche. Comme pour la plupart des Européens de l’époque, ils considèrent que les Noirs appartiennent à une race inférieure. Dans une lettre de cette époque, Ilya écrit à un ami : "La grande majorité des nègres sont des gens paresseux et stupides à qui on ne peut pas faire confiance." Mais, surtout, les deux Russes pensent qu’ils pourraient se heurter à un tabou. Ils sont, en effet, persuadés qu’à l’abri de la forêt, il a pu s’accomplir d’une manière plus ou moins consentie des accouplements entre des chimpanzés mâles et des femmes africaines. Mais alors, pourquoi ne voit-on pas de bambins poilus et à longs bras batifoler dans les villages ? Leur explication : "Les femmes violées par des singes sont souillées. Ces femmes font l’objet d’intimidations, comme des parias, elles sont socialement mortes et, comme on me l’a dit, elles disparaissent habituellement." Bref, ils ont peur de voir leur tentative d’insémination entravée par les Africains. D’où leur silence à leur égard.

Le 28 février 1927, les deux Ivanov décident d’inséminer Babette et Syvette. Qui est le fournisseur de sperme ? Ils ne le précisent pas dans leurs notes. En tout cas, il ne s’agit pas du leur. Le donneur est probablement un Africain, dans la mesure où les deux Soviétiques sont persuadés que le Noir est plus proche que le Blanc du singe. Ces dames ne sont guère coopératives. Elles ne voient pas l’intérêt de faire progresser la science, surtout soviétique. Ilya avait prévu d’enfermer les deux femelles dans une petite cage commandée à Paris, mais elle n’est pas arrivée à temps. Aussi les fait-il immobiliser dans un filet. C’est d’autant plus compliqué que les deux Russes doivent se débrouiller seuls, ne voulant pas se faire aider du personnel africain toujours pour cette histoire de supposé tabou.

Autopsie

Babette est la première à passer à la casserole, Ivanov père introduit une pipette remplie de sperme dans son vagin à l’aide d’un miroir. Mais il se répand avant d’avoir pu atteindre l’utérus. Les spermatozoïdes humains se retrouveront-ils dans ce labyrinthe inconnu ? L’un d’eux saura-t-il frapper à la bonne porte et se la faire ouvrir ? Même Ivanov père a des doutes, mais impossible de faire mieux. Difficulté identique avec Syvette. Il n’y a plus qu’à attendre. Les semaines passent. Aucun signe de grossesse. Le 25 juin, la troisième femelle au nom inconnu est inséminée à son tour.

Pour faciliter la manipulation, l’animal est endormi. L’attente reprend. Cependant, ne pouvant séjourner plus longtemps en Guinée, les Ivanov décident de regagner la France, puis la Russie, en ramenant avec eux les trois femelles et une dizaine d’autres chimpanzés. Au cours de la traversée entre la Guinée et la France, les singes sont malades comme des chiens. Babette et Syvette meurent. Leur autopsie organisée à bord confirme qu’elles ne portent pas d’homme-singe dans leurs flancs. La troisième "mère" meurt également, peu après son arrivée en France. Elle non plus n’est pas enceinte. Grosse déception.

Finalement, Ilya Ivvanov est de retour en Union soviétique. Il confie ses singes survivants à un centre de recherche dédié aux primates créé à Soukhoumi, sur les bords de la mer Noire. Pour varier les plaisirs, il aurait alors décidé de tenter le croisement inverse. À savoir entre un singe mâle et une femme ! La suite des événements est très floue. Il semblerait qu’en 1929 Ivanov père décroche enfin l’autorisation d’inséminer cinq femmes volontaires. Malheureusement, le dernier mâle détenu par le centre de Soukhoumi vient de mourir. Il semblerait, du reste, que ce n’était pas un de ses chimpanzés, mais un... orang-outang. C’est alors que Gorbounov, le protecteur d’Ivanov, est victime d’une purge stalinienne. Le biologiste est arrêté à son tour le 13 décembre 1930 et meurt quinze mois plus tard, déporté à Alma-Ata, sans avoir mené à bien son grand rêve d’homme-singe. On ne saura donc jamais si l’homme et le singe sont encore capables d’engendrer ensemble après une séparation de 7 millions d’années


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie