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La moto, un fléau utile

samedi 11 avril 2015

Utilisée pour aller travailler, faire des courses, chargée de toute une famille qui va assister à un mariage, à des funérailles… la motocyclette est devenue depuis une bonne décennie un moyen de transport efficace et rapide. En nette expansion en Haïti à l’instar de certains pays de l’Asie et d’autres pays en développement, la moto remplace le vélo dans nos villes de province. Posséder une moto dans certaines régions est considéré comme une promotion sociale. Toutefois, avec tous les risques d’accidents et les statistiques dramatiques qu’elle provoque, la moto est peut-être le plus utile des fléau

Sac en bandoulière, visière de sa casquette inclinée sur le côté, Sara, 16 ans, s’arrête au milieu d’un essaim de motos à un feu rouge à Quatre Chemins, aux Cayes. Cette adolescente et plusieurs centaines d’autres Cayens et Cayennes n’utilisent plus les vélos pour aller faire des courses, travailler, se rendre à l’hôpital, aller à l’école ou à l’église. Des élèves défilant dans la ville sur leur bicyclette se conjuguent quasiment au passé. Les bicyclettes sont mises au rebut pour faire place aux motocyclettes, qui sont devenues le moyen de transport le plus efficace.

« Il est loin le temps où l’on attendait une ou deux heures dans une station qu’un tap-tap se remplisse, indique un quinquagénaire avec un brin de fierté. Se déplacer, rendre visite à ses parents à la campagne est beaucoup plus rapide avec une moto, même si le risque d’accident est tout aussi élevé. »

Après avoir changé de vélo à quatre reprises en huit ans, Léo, 17 ans, avait, en septembre dernier, menacé ses parents de ne plus mettre les pieds à l’école si ces derniers ne lui achètent pas une moto. Le jeune lycéen a décidé de ne plus réparer sa bicyclette achetée il y a un an. « La majorité de mes camarades possèdent une moto, la bicyclette n’est plus à la mode », déclare en souriant cet élève de rhéto, qui a finalement obtenu sa moto en janvier dernier. « Avec la moto, c’est beaucoup plus pratique. Dans mes heures libres, je me convertis en chauffeur de taxi. Elle me transporte et remplit mes poches », dit-il avec fierté.

« Au départ, nous avons refusé catégoriquement de lui acheter la moto, confie son père, planteur, habitant à une vingtaine de kilomètres de la ville des Cayes. La moto a toute son utilité. Elle facilite ma femme pour les déplacements de l’église, au marché et vaquer à d’autres occupations. »

Ne voulant plus miser sur dame pluie pour ses récoltes, Romuald a, de son côté, révisé ses plans. Avec la sécheresse d’année en année, l’homme frêle de 37 ans a vendu son bétail pour acheter deux motocyclettes. Depuis, il est chauffeur de taxi, se baladant quotidiennement sans permis de conduire dans la ville, sur sa « Haojin » qu’il a payée quelque 40 000 gourdes. « L’activité n’est pas très rentable parce qu’il y a trop de motocyclettes en circulation dans la ville, explique Romuald, qui ne peut même pas lire un panneau de circulation. Mais c’est mieux que rien. Je suis autonome de toute façon. Si je me sens bien, je travaille. Sinon je me repose. Jamais je ne me force. »

Beaucoup de motos ne sont pas immatriculées

Cinq mois après, la moto de Romuald n’est toujours pas immatriculée. Idem pour bon nombre de motocyclettes en circulation. Selon la Direction générale des impôts (DGI), moins de 400 000 motos sont enregistrées. Un très faible pourcentage de ce nombre a retiré sa plaque d’immatriculation cette année. « Jus’qu’au début du mois de mars, seulement 14 188 plaques d’immatriculation ont été délivrées depuis le début de la campagne pour une commande de 376 470 plaques. En termes de pourcentage, cela représente 3,76% », avait déclaré le directeur de la DGI, Miradin Morlan, le 9 mars dernier.

Importées de partout en pièces détachées

Personne n’est en mesure de dire combien de motos circulent sur les routes haïtiennes. L’Administration générale des douanes (AGD) n’est pas en mesure de donner des statistiques car les motocyclettes sont importées en pièces détachées. L’ADG se contente d’évaluer selon la valeur, le poids et le pays de provenance. Les motos proviennent en général des Etats-Unis d’Amérique mais sont fabriquées pour la plupart en Chine ou au Japon.

Samy Zuraik, qui importe des motocyclettes depuis 1991, reconnaît que les motocyclettes sont en nette expansion en Haïti. 20 ans de cela, la bicyclette restait le moyen de transport dans les villes de province avant que les motocyclettes n’envahissent tout l’univers haïtien. Depuis quelques années, Samy Zuraik importe la « Jialing », une des marques très vendues en Haïti. « Nous ne sommes pas les plus grands importateurs de motos, fait remarquer l’entrepreneur, président de la maison CASAMI. Nous sommes peut-être en sixième ou septième position (…). »

De son côté, Gil Dominique de Appolo Motors, a démarré dans l’importation des motocyclettes en 2008. Chaque année, dit-il, le parc des motocyclettes augmente de 10 à 15%. « En 2013, nous avons importé 34 000 motos et l’année dernière, nous en avons importé 30 000. Cette baisse était due à un problème de plaque d’immatriculation au niveau de la Direction générale des impôts (DGI). »

Ce que les importations rapportent au Trésor public

Sur les 5 derniers exercices fiscaux, l’Etat a amassé gros sur les importations des motocyclettes en provenance en grande partie des Etats-Unis d’Amérique mais fabriquées en Asie. Pour l’exercice fiscal 2009-2010, les taxes sur les motos à la douane ont apporté 147 millions de gourdes au Trésor public pour une valeur de douane de plus de 703 millions.

Pour l’exercice fiscal 2010-2011, les chiffres ont augmenté car seulement les taxes sur les motos importées ont permis au Trésor public d’encaisser 232 millions de gourdes. La valeur de douane pour cette année a tourné autour d’1 milliard 94 millions de gourdes.

En ce qui a trait à l’exercice fiscal 2011-2012, l’Etat a collecté 174 millions de gourdes de taxes sur les motos à la douane. La valeur de douane des importations des motos pour cet exercice était de l’ordre de 909 millions de gourdes.

Pour l’exercice 2012-2013, l’Etat a collecté 161 millions de gourdes comme taxes sur les motos pour une valeur de douane de 770 millions de gourdes. Et pour le dernier exercice (2013-2014), les taxes perçues sur les importations des motocyclettes étaient de l’ordre de 154 millions de gourdes pour une valeur de douane de 715 millions de gourdes.

Beaucoup de traumas accidentels enregistrés

Si la moto est incontestablement une utilité peu chère, pratique, légère, les conséquences de l’utilisation de ce moyen de transport sont souvent dramatiques avec des motards qui circulent librement en sens contraire dans les rues, ne respectant les moindres principes élémentaires de la circulation. Les accidents sont fréquents, que ce soit à Port-au-Prince, aux Cayes, à Jacmel, ou encore Mirebalais, pour ne citer que ces régions.

En cinq mois, Romuald est à son deuxième accident. Les points de suture et des cicatrices de son accident de décembre dernier sont encore visibles sur son visage et à son bras gauche. « J’avais frappé à la porte de la mort, estime-t-il. J’ai passé plus de deux mois en convalescence, c’était vraiment très compliqué. »

Fixateur externe au fémur droit, Guetné Charles, allongé sur un lit de l’hôpital de l’organisation Médecins sans frontières (MSF) à Tabarre, grimace. Heurté par un camion sur la route nationale numéro 2 au niveau de Léogâne, ce jeune maçon de 24 ans n’est pourtant pas à son premier accident de moto. « Celui-ci est le plus grave car je n’ai jamais eu de membres cassés auparavant », précise le motard qui suivait une bande de rara au moment de son accident.

Regard dans le vide, Vital St-Fleur est, quant à lui, à son quatrième jour d’hospitalisation. Il s’est cassé le péroné droit après avoir perdu le contrôle de sa moto sur la route de Gros-Morne, sa ville natale dans l’Artibonite. Après son accident, il a été transféré à l’hôpital de Médecins sans frontières à Tabarre. Avec le fixateur externe à son péroné droit, cet ingénieur-agronome de formation, qui travaille à Port-de-Paix, se retrouve en convalescence pour plusieurs semaines. L’ennui se lit en grandes lettres sur son visage. Aussi bien que sur celui de cette jeune femme, trottinant sur des béquilles, qui s’apprête à rentrer chez elle après une semaine d’hospitalisation.

Dans les urgences de cet hôpital de référence des Médecins sans frontières ouvert depuis 2012, la plupart des traumas sont liés à des accidents de motocyclettes - utilisées également dans des actes de banditisme. « Par jour, on reçoit au moins entre 30 et 35 cas de traumatisés, confie Edi Atté, coordonnateur du projet Tabarre. On a des traumatisés accidentels (accidents sur la voie publique) et des traumatisés par violence (par arme à feu et arme blanche). Au moins 80% des cas sont des traumatisés accidentels », précise Edi Atté, non loin de son bureau dans l’arrière-cour de cet hôpital moderne de 121 lits.

Le constat est pratiquement le même dans les urgences ou les salles d’orthopédie des différents centres hospitaliers publics du pays. L’hôpital universitaire de Mirebalais dans le Plateau central reçoit au moins un cas de trauma accidentel par jour. Les accidents sont enregistrés très souvent sur les liaisons Mirebalais/Hinche ; Mirebalais/Lascahobas et Lascahobas/Belladère. « 70 à 75% des traumas de nos salles des urgences sont dûs à des accidents de motocyclettes, confie le docteur Maxi Raymonville, directeur de ce centre hospitalier bien équipé. Les cas sont souvent polytraumatisés avec plusieurs os cassés. Une personne peut être invalide pour plusieurs mois. »

Le Sud-Est est l’un des départements qui comptent le plus grand nombre de motocyclettes en circulation par tête d’habitant. Difficile toutefois de donner des chiffres. Même les autorités n’y arrivent pas parce que la plupart des motos ne sont pas enregistrées au Service de la circulation. Les essaims de deux-roues sont cependant très remarquables à Jacmel, une des régions qui enregistrent le plus fort taux d’accidents.

Au cours du mois de janvier de l’année en cours, l’hôpital St-Michel de Jacmel a enregistré 121 cas de traumas dûs à des accidents de motocyclettes. Pour le mois de février, l’hôpital a reçu 100 cas et du 3 au 11 mars, 36 cas d’accidents de motocyclettes ont déjà été enregistrés dans ce centre hospitalier.

Les urgences de l’hôpital Immaculée Conception des Cayes reçoivent les traumas accidentels jour et nuit dans ses urgences. « Nous recevons au moins une dizaine de cas par jour, affirme une infirmière travaillant dans cet hôpital public. Très souvent, les patients viennent avec des membres cassés et d’autres traumas. La motocyclette est un vrai fléau utile dans la ville. »

Les chiffres du MSPP

Le Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) n’a pas de données exactes sur le nombre de décès lié à des accidents de motocyclettes. Selon les informations communiquées par le MSSP, 150 302 accidents ont été enregistrés dans les institutions sanitaires en 2011. Même si le type d’accident n’a pas été spécifié pour plus de la moitié (53.7%) d’entre eux, plus d’un accident sur 5 (22.32%) provient toutefois de la route.

Pour l’année 2012, les différentes institutions sanitaires du pays ont reçu 165 066 accidents. Les accidents de la route représentent 20,61%. Les accidents sont plus fréquents dans le Sud et le Sud-Est. Et en ce qui a trait à l’année 2013, 224,216 cas ont été admis aux services des urgences pour l’ensemble des structures de soins et de services de santé, dont 16.74% sont des accidents de la route. »

La moto tuera autant que le sida et la tuberculose ?

Selon des experts préoccupés par la profusion des motocyclettes dans les pays en voie de développement, notamment en Asie du Sud-Est, les motos sont bien parties pour faire davantage de morts que le VIH/sida et la tuberculose, au cours de la prochaine décennie. « Selon les données de l’OMS, il y a eu environ 2 300 morts causées par le VIH/sida au Cambodge en 2012, contre près de 2 000 tués sur la route, mais, pour autant, les dépenses allouées au traitement et à la prévention du VIH/sida se sont élevées à un total de 50 millions d’euros, contre à peine 8,7 millions pour la rénovation des routes », rapporte le magazine en ligne Slate, dans un article publié le 1er mars dernier.

Un pays comme le Cambodge a connu une expansion de motos ces dernières décennies : 43 000 motos en circulation en 1990, plus de 2 millions aujourd’hui. Selon la Banque mondiale, les accidents de la route ont coûté près de 300 millions d’euros à l’économie cambodgienne en 2014.

Aujourd’hui, il y a 57 fois plus de deux-roues que de voitures au Vietnam. Quant à la Thaïlande, rapporte Slate, il y a quasiment deux fois plus de motos que de voitures. Chaque année, environ 26 000 personnes sont tuées sur les routes de Thaïlande, les trois-quarts conduisaient un deux-roues. « En Birmanie et en Indonésie, on s’approche des sept, voire huit fois plus ; au Vietnam, c’est un extraordinaire facteur 57. Ces chiffres sont significatifs, car entre le ratio motos/voitures de la Thaïlande et celui du Vietnam, on atteint un point critique », souligne le magazine.

Les routes indonésiennes comptent aujourd’hui plus de 60 millions de motos, contre 8 millions de voitures, soit une moto pour cinq personnes. Face à ces différents constats, les experts s’accordent pour dire que la vraie urgence mondiale de santé publique n’est ni le sida, ni le paludisme mais la mortalité à moto.

Haïti risque de connaître cette même réalité à l’avenir si des séances de formation ne sont pas organisées à l’intention des motocyclistes. Sensibilisation, routes adaptées, prévention sont des éléments fondamentaux dans la circulation de motos. Un mal utile qui risque de se transformer en fléau tout court.

AUTEUR

Valéry Daudier

vdaudier@lenouvelliste.com


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