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Dessalines invente une liberté double : anticolonialiste et antiesclavagiste

mardi 12 mai 2015

Deborah Jenson, professeur à Duke University et auteur de l’ouvrage Beyond the Slave Narrat Politics, Sex, and Manuscripts in the Haitian Revolution, présente le héros de l’indépendance haïtienne Jean-Jacques Dessalines comme l’inventeur d’une liberté double, anti-colonialiste et anti-esclavagiste. La directrice du Centre d’études latino-américaines et caribéennes, et codirectrice du Centre de recherches sur Haiti, a répondu aux questions de Le Nouvelliste à l’occasion de la visite du président français François Hollande en Haïti.

Le Nouvelliste : Peut-on parler de liberté au XIX siècle, de la saga de la liberté dans les Amériques, sans citer Jean-Jacques Dessalines ?

Deborah Jenson : La révolution dite “américaine” aux Etats-Unis a revendiqué l’indépendance de la métropole anglaise, sans revendiquer l’émancipation des esclaves. La révolution haïtienne est un exemple singulier d’émancipation double : le rejet du colonialisme et de l’esclavage. C’est Jean-Jacques Dessalines qui insiste sur l’invention d’une liberté double, anticolonialiste et antiesclavagiste.

L.N. : Faut-il en 2015 se souvenir de l’esclavage comme c’est le cas avec le mémorial inauguré en Guadeloupe ou célébrer la liberté ?

D.J. : Il y a deux points de vue également légitimes. Le psychiatre Louis Mars, fondateur haïtien de l’ethnopsychiatrie dans les années 1940, a demandé, "de cette race abrutie par quatre siècles d’esclavage, c’est-à-dire quatre siècles de refoulement, qu’advient-il de notre psychisme enfin libéré de ces contraintes collectives ?” L’adversité contraint le développement au niveau de l’individu et de la société, et l’esclavage réunit la gamme des présentations possibles de l’adversité : il faut donc prévoir des conséquences de longue durée. Mais pour les fondateurs de l’État haïten, la subjectivité n’est pas définie par l’esclavage. Leur futur n’est pas limité à la contingence d’un passé marqué par l’esclavage. Pour les chefs de la révolution haïtienne, il faut se souvenir des motifs et des précisions de l’invention locale de la liberté, bien qu’ils surgissent de l’expérience locale de l’esclavage.

L.N. : Faut-il célébrer l’abolition de l’esclavage de 1848 ou la liberté de 1804 ?

D.J. : L’abolition de l’esclavage de 1848 a peu de signification par rapport à l’histoire d’Haïti : il faut remonter plus loin, aux dates moins connues de l’histoire des pionniers haïtiens. Léger-Félicité Sonthonax, commissaire de la République française aux îles sous le vent, a décrété la première abolition de l’esclavage à Saint-Domingue (la colonie française dans la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue) le 29 août 1793. Toussaint Louverture a écrit lors de cette abolition : « Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister. » Mais c’est en 1804 que cette liberté devient proprement haïtienne, nationale, sous le général en chef Jean-Jacques Dessalines, qui unit liberté et indépendance dans l’Acte d’indépendance :
« Ce n’est pas assez d’avoir expulsé de votre pays les barbares qui l’ont ensanglanté depuis deux siècles ; ce n‘est pas assez d’avoir mis un frein aux factions toujours renaissantes qui se jouaient tour à tour du fantôme de liberté que la France exposait à vos yeux ; il faut, par un dernier acte d’autorité nationale, assurer à jamais l’empire de la liberté dans le pays qui nous a vus naître ; il faut ravir au gouvernement inhumain qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur la plus humiliante tout espoir de nous réasservir ; il faut enfin vivre indépendants ou mourir. »

L.N. : Haïti a payé à la France un montant pour dédommager les anciens colons. La problématique de la restitution et des réparations concerne-t-elle seulement Haïti ou d’autres pays ont-ils eu à payer et ont été remboursés ?

D.J. : Le cas d’Haïti, où les anciens colonisés dédommagent les anciens colons après avoir gagné leur indépendance dans un contexte militaire est à mon savoir singulier. Mais la question de réparations pour l’esclavage s’applique à beaucoup de régions, peut-être surtout aux USA où les principes d’indépendance ont été souvent contredits par la continuation de l’esclavage. Jusqu’ici, la pratique des réparations ne favorise point les afro-diasporiques dans le contexte euro-américain. C’est une question qui demande beaucoup d’études légales.

AUTEUR

Propos recueillis par Frantz Duval


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