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L’éveil de la vocation littéraire

mardi 15 juillet 2014

Je me dis souvent que rien ne retient un homme planté dans la Caraïbe pour devenir écrivain. Dany Laferrière raconte que sa vocation d’écrivain a commencé dès l’enfance dans cette maison de Petit-Goâve, ville entourée de montagnes, à la lisière de deux départements, l’Ouest et le Sud, où, sous la protection de sa grand-mère, il s’est éveillé à la vie. Sous la galerie de cette maison, il regardait le mouvement de la rue. Il regardait passer les passants. Il voyait les gens s’abriter sous la menace de la pluie. Ces gens s’empressaient de « parer la pluie », comme on dit chez nous. Les Haïtiens n’ont pas peur des insurrections, des émeutes, du bruit des balles qui sifflent, mais ils dévalent dès que s’ouvrent les vannes du ciel. Cela durait une trentaine de minutes. Lui, enfant, il le savait. Il savait que la pluie cesserait de tomber au bout de trente-six minutes. Parce qu’il observait. En Haïti, les enfants n’ont pas le droit de parler en présence des personnes beaucoup plus agées qu’eux.

Sa grand-mère, sa mère et sa tante l’entouraient de leur protection. Dès qu’un enfant est heureux, il faut savoir qu’il est entouré de femmes. Alors, ces femmes lui aménageaient une enfance heureuse de sorte qu’il était inconscient de la dictature.

Venu à Port-au-Prince, son regard s’est exercé sur ces femmes que sa mère pointait du doigt comme étant de mœurs légères. Ces femmes ont cassé le rituel des boléros entre minuit et 3 h du matin lors des bals. Elles ne voulaient point danser au rythme d’une musique mièvre qui les lovait contre des hommes pendant une éternité. Alors, elles ont forcé la naissance d’une musique plus entraînante. Ainsi virent le jour les Ambassadeurs, Les Fantaisistes de Carrefour, les Schleu Schleu, les Difficiles de Pétion-Ville, etc. Ces femmes représentaient à ses yeux la modernité d’Haïti. Il leur a rendu hommage dans un roman, « Le goût des jeunes filles ».

Ce don d’observation est corrélé au sens de l’écoute. Pendant l’enfance, je captais des phrases, des mots, des tournures, des interjections qui m’habitent jusque dans la vie d’homme. Autour de moi, quelqu’un, très élogieux vis-à-vis d’un autre, lançait : « Ah ! nèg sèvo », en se frappant le front. Des années après, je réalise que le nègre-cerveau ferait un bon titre littéraire. Comme Stephen Alexis a titré son roman : « Le nègre masqué ».

Durant la période exaltante de l’enfance, une personne d’âge mûr, en guise de réplique, laissait tomber de ses lèvres : « C’est dommage qui fait dommager ! » Cela était dit avec un naturel qui m’étonnait. Au juste, que signifiait cette répartie ? À sa façon, cette personne soulignait le caractère gravissime du malheur qui la frappait ou de la difficulté à laquelle elle était confrontée.

En remémorant ces bons mots, ces répliques saisissantes, il y a matière à meubler une narration. Par exemple, quand quelqu’un adjurait ma mère Nélia de lui faire confiance, elle lançait du tac au tac : « C’est la confiance qui a conduit Jean Destinoble à sa perte. » Une façon pour elle de conseiller de ne pas baisser la garde. Quand on a été élevé au milieu de personnes d’âge mûr qui sortent, au moment où l’on ne s’y attend pas, des répliques aussi surprenantes, il n’y a pas moyen de ne pas les exploiter. Comme je n’ai jamais mis fin à mon apprentissage d’écrivain, avec empressement je puise dans mes souvenirs pour arranger mes phrases, leur donner vie pour ensuite les offrir en partage, étant entendu que j’attends les réactions des lecteurs. Ce que d’ailleurs font les écrivains professionnels : exploiter leur vécu et le donner en partage, mais avec la manière. L’interactivité est une source de renouvellement dans la création littéraire, ou plus simplement dans l’écriture.


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