MosaikHub Magazine
Le livre qu’il faut lire cet été

La Fraîcheur, cette demi-sœur inconnue de Zoune

lundi 1er juin 2015

La Fraîcheur. Un nom qui dit tout, mais surtout une chose et son contraire. Un prénom fragile porté par une jeune fille, qui pourtant ne l’empêche d’encaisser des coups durs et de ne voir la vie qu’en gris. Jusqu’au jour où « Metrès la » intervient en chair et en os. La Fraîcheur connaît alors un sort que sa demi-sœur Zoune a rêvé en couleur.

Le roman de Willem Roméus, édité chez Fardin et préfacé par l’éditeur lui-même, est interdit aux moins de 18 ans. Doit-on s’en étonner quand de nos jours celui qui a 15 ans fait en réalité 18 ? L’ère numérique les introduit si facilement dans le monde des adultes... Mais il fait bien, l’éditeur. Car la chose adulte audacieusement nommée « opération ? Wete nanm ? » et savoureusement décrite sur trois pages par Roméus, renforce l’envie de ne déposer le roman qu’à la lecture de la dernière phrase. D’autant plus que la description de l’opération tient dans la bouche d’Armélise, une intrigante à qui l’on aurait donné le Bon Dieu sans confession. Même La Fraicheur s’est demandée quand et comment sa bonne amie s’est-elle forgée cette grande expérience de l’homme : « Pour commencer, tu le déshabilles toi-même, tu le mords un peu partout, sauf au cas où tes dents laisseraient des traces visibles. Ne le laisse pas te coquer [Pa kite l koke w. Ndlr] aux premiers moments. C’est un défaut chez les hommes. On est pas des tortues. Non, tu refuses. Passes à l’action. Enfonce ta langue dans le creux de son oreille, de ses bras, de ses hanches, puis empoigne son pénis (sic). » (pp. 83,84) Ce paragraphe ne donne pourtant qu’un avant-goût du plaisir que le lecteur peut avoir à lire le roman. Celui-ci est agréablement surpris par l’histoire qui s’ouvre sur un monologue de La Fraîcheur, personnage principal du récit. Cette enfant, dont le sort rappelle beaucoup celui de Zoune de Justin Lhérisson, est aussi la narratrice des intrigues qui se déroulent dans le corridor Bois-Chêne. C’est là qu’elle vit avec la marraine qu’elle appelle Maîtresse, et qu’il ne faut point confondre avec « Metrès la », Erzulie, sa protectrice. La première l’a recueillie à la mort de sa mère, elle n’avait pas deux ans. Cette brave femme, à l’âme honnête, traite Tifi, Mafi, Ti Mafi ou La Fraîcheur comme une enfant normale. Mais uniquement lorsqu’elle oublie que la gosse, devenue une belle jeune femme, n’est pas une domestique à sa solde. Maîtresse est comme ces nombreuses matrones qui peuplent la littérature haïtienne. A l’instar de la très célèbre mère de Chantoutou (Ti Sentaniz, Maurice Sixto), elle assène de coups de fouet et n’évite pas les mots de la honte qui blessent et humilient. C’est une pro-Duvalier qui garde le lit deux jours durant quand Daniel Fignolé monte au pouvoir. Elle ne se remettra de la surprise qu’au départ du professeur, leader adulé du petit peuple. Maîtresse a connu le règne du général-président noir, Paul-Eugène Magloire, qui, selon elle, avait donné son cœur aux Blancs et aux mulâtres. Elle avait désormais hâte que Doc prenne le pouvoir pour qu’enfin vienne le tour des petits nègres. Dans ses bons jours, elle passe la monnaie pour un tour au Champ de Mars, le fresco et la mesure de pistache. Sinon, Ti Mafi La Fraîcheur est une « restavèk » de plus. « Elle est la chaudière qui a cuit le manger, mais qui n’a pas les honneurs de la table. Mafi, c’est une chose dont on a honte ! Mafi, c’est le détritus qu’on jette à la ravine à la tombée de la nuit ! Je suis Tifi, je suis Mafi ou La Fraîcheur, une chose venue des mornes, jaillies des corridors, pour distraire les gens, donner du plaisir et obéir aux ordres. » (P 107.) Au fil des pages, l’héroïne narre son destin ; depuis son entrée chez sa marraine jusqu’au jour où les loas font payer à cette dernière une impudence. La narratrice utilise alors un « je » qui n’est pas du tout le « nous » si affectionné des romanciers et qui, quelquefois, peut être très impersonnel. Menée à la première personne, cette narration rend le récit plus que vivant. Le lecteur, en tournant les pages, voit défiler d’une traite les images de la vie de chaque habitant du corridor. Il s’installe dans leur intimité. Celle de Maîtresse et La Fraîcheur ; d’Ajélus et de Toc-toc, d’Indigo, le fou prophète, de Nana et Madrenette, impénitentes cancanières ; de Télis et son fils Cachito qui fera de Ti Mafi une femme ; d’Hermantine ; Léno le marchand de papita qui deviendra chef macoute ; le sergent Kelton qui se fait berner par Nana ; Armélise et sa tante Célamène, une femme très crédule à qui l’effrontée ment depuis l’âge de 5 ans ; Mezinon, Josimo... Tout ce beau monde se quitte, s’aime et s’entredéchire, le genre de vie typique aux communautés des corridors. Un dernier élément pique l’intérêt. Le français réinventé par Roméus au contact du créole maternel. Un procédé qui ne manque pas de rappeler Justin Lhérisson, tel que le souligne d’ailleurs Dieudonné Fardin dans la préface : « Entre Roméus, l’enjeu ne se circonscrit pas uniquement dans le récit. Il est d’abord et surtout dans l’expression du récit, l’exploitation du fait social en pleine crise de maturité et la maîtrise de la langue. » Les deux auteurs usent avec génie des possibles qu’offrent les deux langues. Lhérisson avec son Golimin invente une langue qui n’est ni français ni créole. « Il parle petit bourgeois », dit Fardin. Roméus, lui, introduit des proverbes, des expressions et même des jargons créoles dans la bouche de ses personnages, mais dans un français créolisé impeccable : « Pour une salope, Madrenette en était une et n’avait pas de rivale ! En tout cas, Maralidia, aujourd’hui, était une femme cousue d’or et son argent serré à la banque était, dit-on, réservé à Cachito qui devait sous peu aller la retrouver à New York. » (P 47). Des éléments du merveilleux haïtien colorent aussi le récit : Baka, La Sirène, "gaj", rêve, Erzulie, "ekspedisyon" sont en tandem. Cependant, Roméus excelle moins à donner vie à un Baka sans tête, à faire voir les invisibles à La Fraîcheur qu’à dessiner la jeune femme, autrefois ingénue, sous des dehors d’aguicheuse. Le Baka et consorts, plus à leur place dans La Piste des sortilèges de Gary Victor, sont une expression superflue dont le livre se serait bien passé. « Sur le pont marchait nerveusement un homme, marquant le pas, de long en large. Je m’approchai de plus près pour bien distinguer son visage. C’était un Blanc, mais un Blanc avec un corps sans tête. Et pourtant je l’entendais parler […] » Il faut reconnaître en revanche que cette mauvaise note, ajoutée à la manie des éditions Fardin de publier ses auteurs avec peu d’esthétisme, notamment au niveau de la mise en pages, des fautes et de la reliure, n’entame pas la délectation du roman. La Fraîcheur est ce titre qu’il faut expressément avoir lu cet été. Et en guise de conclusion, la dernière partie de la préface de l’éditeur sera reprise ici : « On en résume pas les séquences du roman La Fraîcheur. Ce serait une prétention qui friserait la trahison. Il faut le lire d’une traite. Comme on savoure sous le soleil naissant d’Haïti Thomas, après une longue marche et une longue attente, l’eau claire d’une source jaillie d’une touffe de cresson vert, un matin de printemps. Et vous découvriez un pan de notre littérature haïtienne contemporaine si riche et si prometteuse. » - See more at : http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/145473/La-Fraicheur-cette-demi-soeur-inconnue-de-Zoune#sthash.iilbBFDT.dpuf


Accueil | Contact | Plan du site | |

Creative Commons License

Promouvoir & Vulgariser la Technologie