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16 juin 1961. Rudolf Noureïev échappe au KGB au Bourget, juste avant d’embarquer pour Moscou.

mardi 16 juin 2015

Le danseur demande l’asile politique à la France grâce à Clara Saint l’ex-fiancée du fils de Malraux.


Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

Jamais aucun bond de Nijinski n’a égalé celui que fait Rudolf Noureïev le 16 juin 1961 pour se réfugier dans les bras de deux policiers français. Un bond qui le fait passer à l’Ouest, un bond qui le sort des griffes de l’Ours soviétique. Pourtant, rien n’a été prémédité par le jeune Tatar de 23 ans, l’étoile du Kirov. Le matin même, en faisant ses bagages, il ignorait encore que son destin allait brutalement basculer dans la journée. Il pensait qu’il allait s’envoler avec le reste de la troupe du Kirov pour Londres, la prochaine étape de leur tournée européenne.

À l’aéroport du Bourget, deux Russes s’approchent de Noureïev pour lui apprendre qu’il n’accompagnera pas ses camarades en Angleterre et qu’il doit prendre un avion pour Moscou afin de se rendre au chevet de sa maman malade. Il suffit d’une seconde au danseur pour comprendre que ce n’est qu’un prétexte. Les autorités soviétiques veulent le réencager en URSS pour le punir de son indiscipline parisienne. Pour le punir d’avoir fréquenté des étrangers malgré les consignes. Pour le punir de son indépendance. Du reste, si les Soviétiques l’ont autorisé à sortir du pays, c’est uniquement parce que le danseur étoile du Kirov s’était blessé quelque temps avant le départ.

Intercepté par deux agents du KGB

Bref, à Paris, Noureïev n’en a fait, comme à son habitude, qu’à sa tête, grisé par le vent de la liberté. Il n’a cessé de sortir avec ses nouveaux amis français, dont le danseur Pierre Lacotte et Clara Saint. Cette dernière était la fiancée de Vincent, fils d’André Malraux, qui vient de mourir dans un accident de voiture avec son frère. C’est parce que les Soviétiques craignent la désertion de leur danseur étoile qu’ils programment son rapatriement. En entendant la consigne des deux sbires du KGB, Noureïev est effondré. Pierre Lacotte raconte : "Il s’est jeté sur moi en me disant : On vient de me parler, c’est terrible, c’est fini... On me renvoie en Union soviétique. Plus jamais je ne danserai ! Sauve-moi ! Je vais terminer en Sibérie... Il parlait doucement pour qu’on ne l’entende pas, mais ses mots étaient d’une telle violence que j’avais l’impression qu’il hurlait. Je ne savais pas comment le calmer."

Le danseur français ne sait pas comment aider son ami. Si, il a une idée : prévenir Clara Saint. Comme future ex-belle-fille du ministre de la Culture, elle saura quoi faire. Surveillé lui aussi du coin de l’oeil par les agents du KGB, Lacotte écrit le nom et le numéro de téléphone de la jeune femme sur un morceau de papier qu’il parvient à glisser à un inconnu. Commence alors une longue attente pour les deux hommes. Va-t-elle venir ? La voilà ! Repérant Rudolf assis au bar de l’aéroport, elle se précipite sur lui. Les deux agents du KGB l’interceptent, mais, jouant de son charme, elle arrive à les amadouer en leur faisant comprendre qu’elle est venue faire un dernier adieu à son ami.

Un dernier baiser

Clara et Noureïev échangent rapidement quelques mots en anglais : "Je veux rester là. S’il te plaît, aide-moi !" Elle s’inquiète : "Es-tu sûr ?" "Yes, I’m sure." En arrivant au Bourget, Clara avait repéré une antenne de la police française à l’étage supérieur, elle y court. Elle interpelle un policier qui s’y trouve : "Il y a en bas deux gardes du KGB qui veulent ramener de force un danseur du Kirov dans son pays, alors qu’il ne le veut pas." Son interlocuteur se méfie : "Êtes-vous sûre de ce que vous dites ? C’est vraiment un danseur ? Vous êtes certaine que ce n’est pas un scientifique ?" Elle insiste : "Oui, oui, sûre. Je le connais." Après s’être laissé convaincre, le fonctionnaire explique à Clara : "Nous ne pouvons pas aller le chercher. Il doit venir vers nous. Débrouillez-vous pour l’isoler et lui expliquer tout cela. Nous vous rejoignons au bar."

Aussitôt, Clara court rejoindre Noureïev. Son coeur bat la chamade. Jamais elle n’aurait pensé être l’héroïne d’un roman d’espionnage. Pas de faux pas, ou son ami disparaîtra à jamais. Les agents du KGB ne voient pas pourquoi elle revient. Ils veulent l’écarter, mais elle leur fait comprendre qu’elle souhaite faire un dernier baiser à Noureïev. Da ! Elle se penche vers son ami et lui souffle : "Regarde les deux policiers accoudés au bar. Tu vas vers eux et tu leur dis que tu veux rester ici." Tout en l’embrassant, il s’enquiert, angoissé : "Tu crois vraiment ?" "Oui, j’en suis sûre."

Haute trahison

Clara s’éloigne. Il se rassoit. Vite, il n’a plus que quelques secondes pour agir. Il a peur. Cela ne marchera jamais. Soudain, il se décide. Rudolf bondit sur ses pieds et s’enfuit à toutes jambes vers les deux policiers. Ses deux anges gardiens sont pris de vitesse. Déjà le danseur interpelle les deux Français : "I want to stay in France ! I want to stay in France !" Noureïev tremble de tous ses membres. Il voit les deux armoires à glace du KGB se précipiter sur lui, tenter de le saisir ; en russe, ils crient à l’enlèvement, mais les deux policiers français ne se laissent pas impressionner.

Ils entraînent l’étoile du Kirov, blême, dans une pièce pour lui demander de bien réfléchir à sa décision. Puis ils sortent en le laissant seul. Durant vingt minutes, Noureïev hésite. S’il pousse la porte par laquelle il est entré, il est récupéré par les deux Soviétiques avec aucun autre espoir de sortir de Russie. S’il pousse l’autre porte derrière laquelle l’attendent les deux Français, c’est la liberté, mais aussi la perte à jamais de sa mère, de sa patrie, de sa jeunesse. Il a quelques minutes pour choisir entre deux avenirs, deux destins. La suite de l’histoire est connue. Rudolf Noureïev choisit la liberté. Il rejoint les deux policiers français. L’Union soviétique le condamne par contumace à sept ans de prison pour haute trahison.
 Mais lui s’en fiche, il est libre de danser à Paris, à Londres, et sur toutes les scènes du monde.


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