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6 août 1890. Calvaire pour le premier criminel américain à monter sur la chaise électrique

mercredi 5 août 2015

Meurtrier de sa femme, William Kemmler survit à la première décharge en émettant une odeur de cochon brûlé.
Par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos

William Kemmler jette un regard placide sur la chaise censée l’électrocuter dans quelques minutes, puis il s’adresse posément à l’assistance. "Messieurs, je vous souhaite bonne chance. Je pense me rendre dans un endroit agréable et je suis prêt à y aller." Incroyable, cet homme d’une trentaine d’années, condamné à mort pour avoir découpé son épouse avec une hache, s’apprête à inaugurer la mort par électrocution avec le flegme d’un Hollande assistant à la montée du chômage... Bien mal lui en prend, car l’électrocution tourne au cauchemar. La première secousse dure 15 longues secondes sans parvenir à le tuer. Il faut remettre une deuxième fois le courant, avec un voltage double, pour qu’enfin il grille des pieds à la tête. Claude François en frémit d’horreur... Les dix-sept témoins de l’exécution se rappelleront à jamais l’odeur de cochon grillé qui se dégage alors du cadavre.

S’il y en a pour se féliciter de cette exécution lamentable, c’est bien à l’immense inventeur Thomas Edison, concepteur de cette première chaise électrique ! A-t-il pété un plomb ? Non, le bonhomme est simplement vicieux. Explication. À l’époque une guerre commerciale sans merci l’oppose à George Westinghouse. Lui, Edison commercialise du courant continue, tandis que son concurrent mise sur le courant alternatif. Le grand inventeur est prêt à tout pour défendre ses intérêts. Quand il apprend que le gouvernement américain veut désormais électrocuter ses condamnés à mort pour leur offrir une mort "plus efficace", il fait pression pour que la chaise électrique soit alimentée en courant alternatif, ainsi l’électricité de son concurrent sera associée à la mort !

Tests sur des chiens et des chats

Du reste, bien avant l’exécution de Kemmler, Edison avait déjà organisé plusieurs tests d’électrocution avec des chiens et des chats pour démontrer que le courant alternatif était bien plus dangereux que le continu. Bien entendu, Westinghouse qui voit le piège venir, refuse de concevoir la chaise électrique. Alors Edison paie un artisan nommé Harold Brown pour qu’il fabrique la fameuse chaise fonctionnant avec du courant alternatif.

Pour déjouer la manoeuvre d’Edison, Westinghouse engage des avocats qui font appel de la condamnation à la chaise électrique en plaidant la cruauté de l’électrocution. Aussitôt, Edison et Brown montent au créneau, affirmant que l’exécution par l’électricité est rapide et sans douleur. Finalement, la cour d’appel autorise l’exécution. Vite mis au courant, le condamné prend la nouvelle avec calme et sérénité. Des années d’alcoolisme l’ont rendu complètement abruti.

Calme olympien

Le 6 août 1890, Kemmler est réveillé à 5 heures du matin après une nuit aussi bonne que toutes les précédentes. Après tout, ce qui l’attend ce matin n’a rien à voir une journée à Gaza... Il s’habille rapidement, enfile un costume, une chemise blanche et une cravate. Après le petit déjeuner avalé avec appétit et une prière, il offre son crâne à un coiffeur qui lui en tond le sommet, là où sera posée une électrode en forme de kippa. Le condamné quitte ses gardiens avec un chaleureux "au revoir", comme s’il partait effectuer une balade matinale. Peu après 6 heures, il pénètre dans la chambre de la mort, manifestant toujours le même calme olympien. Le bourreau Charles Durston le fait asseoir sur la chaise, puis s’adresse à l’assistance composée de dix-sept témoins. "Messieurs, voilà William Kemmler. Je viens de lui lire à l’instant son arrêt de mort et je lui ai dit qu’il allait mourir, et s’il a quelque chose à dire qu’il vous le dise." Celui-ci prononce d’une voix atone quelques mots visiblement appris par coeur : "Bon, messieurs [...], les journaux ont prétendu plein de choses qui sont fausses. C’est tout ce que j’ai à dire."

Le condamné se lève comme s’il était impatient de s’asseoir sur la chaise électrique. Tournant le dos au bourreau, il enlève son manteau et commence à déboutonner son gilet. Mais comme l’exécuteur lui demande de ne pas le faire, il le reboutonne calmement. Le bourreau le fait pivoter pour examiner le trou découpé dans le pantalon afin de pouvoir passer l’électrode fixée à la base de la colonne vertébrale. La chemise dépassant, il tire dessus et coupe un morceau de tissu avec une paire de ciseaux. Kemmler rajuste sa cravate, puis se rassoit sur la chaise. Des assistants fixent les membres avec des straps.

"Prenez votre temps"

Kemmler, toujours aussi cool, les encourage : "Prenez votre temps, et faites-le proprement, je ne suis pas pressé." Le bourreau plaque sur son visage un masque qui laisse la bouche libre. "Durston, vérifiez si tout est correctement fait", déclare l’homme qui va mourir. On lui pose sur le crâne une sorte de grosse kippa ornée d’électrodes. "Oh, vous devriez la baisser encore un peu, je suppose", conseille-t-il.

Enfin, avec une boîte contenant de l’eau, un médecin humecte les éponges disposées entre les électrodes et la peau. On vérifie si l’homme est fermement ligoté, puis le docteur Spitzka se penche vers lui : "Que Dieu vous bénisse, Kemmler !" Réponse calme : "Merci." Le bourreau se dirige alors vers les docteurs Spitzka et McDonald pour leur demander : "Combien de temps dois-je laisser passer le courant ? Vous devriez me dire si ça doit être quinze secondes ou trois, ou cinq." Ceux-ci se mettent d’accord pour quinze secondes. "C’est long", répond l’exécuteur avant de passer dans la pièce contiguë qui abrite les installations techniques. Le bourreau : "Prêt ?" Les médecins : "Prêts !" Le bourreau à Kemmler : "Au revoir." Pas de réponse. Il est exactement 6 heures 43 minutes et 30 secondes à l’horloge de la prison. "Tout est prêt", murmure Durston à l’agent chargé d’abaisser l’interrupteur.

Le courant se rue dans le corps du malheureux Kemmler. Il affiche 1 000 volts, c’est ce qui a été décidé avec les médecins. Du reste, un test mené la veille avec un... cheval a montré que ce voltage suffisait. Aussitôt, le condamné s’arc-boute sur sa chaise. Les secondes s’égrènent, longuement. Le docteur McDonald, qui tient un chronomètre, dit : "Stop !" Deux voix lui répondent en écho : "Stop !" Le bourreau répète : "Stop !" au gars qui actionne l’interrupteur. À ce moment, le front et le nez du condamné sont devenus rouge sombre. Une mouche se pose sur une narine.

"Remettez le courant !"

Les docteurs Spitzka et McDonald s’approchent et s’empressent de déclarer la mort de Kemmler. Le premier ajoute pour l’assistance. "Vous remarquerez immédiatement l’apparence post mortem du nez. Il y a un changement remarquable qui ne peut être confondu avec rien d’autre." Les autres médecins opinent doctement. Après un rapide examen, le docteur Spitzka autorise le transfert à l’hôpital pour y pratiquer l’autopsie. À ce moment, un médecin dans la pièce fait remarquer que du sang jaillit d’une petite blessure au pouce droit. Ce jet est la preuve que le coeur fonctionne encore. Kemmler est vivant ! Cris d’horreur.

Spitzka se met à gueuler : "Remettez le courant, vite ! Cet homme n’est pas mort." Les médecins qui entourent le corps se reculent brutalement, craignant d’être électrocutés. Durston se précipite dans la pièce voisine. Pendant ce temps, le condamné se met à baver et un son caverneux sort de sa gorge. Il semble vouloir revenir à la vie sous les yeux horrifiés de l’assistance. Quelqu’un perd connaissance. Le courant se fait attendre, car le générateur a besoin de se recharger pour délivrer, cette fois, 2 000 volts. C’est long, très long. Enfin, le courant est remis.

Des témoins pris de nausées tentent de s’enfuir

Nouvelle convulsion du corps, mais, au moins, le condamné ne râle plus. La décharge dure une très longue minute. Sous la peau, les vaisseaux sanguins explosent les uns après les autres. Une horrible odeur de brûlé envahit la chambre de la mort. Les cheveux sous l’électrode de la tête et la peau autour de l’électrode placée à la base de la colonne vertébrale commencent à cramer. Des témoins pris de nausées tentent de s’enfuir de la pièce, mais la porte est verrouillée. C’est l’horreur. De "l’endroit agréable" où il se trouve dorénavant, Kemmler se marre, mais se marre... "L’homme est mort instantanément", affirme le docteur Spitzka. "Ce n’étaient que des contractions musculaires, ce gars n’a pas souffert. C’est certain."

Après cette effrayante première séance, la chaise électrique fait l’objet de nombreuses discussions entre les hommes politiques, les scientifiques. À New York, aux États-Unis, en Europe. Certains États l’adoptent quand même, d’autres préfèrent conserver les méthodes qui ont fait leurs preuves, comme la pendaison et la guillotine. À New York, on s’entête à rester au courant. Après Kemmler, le bourreau Edwin F. Davis électrocute 239 condamnés, jusqu’en 1914. Quant à Edison, il ne retire aucun bénéfice de son plan machiavélique, puisque c’est tout de même le courant alternatif de Westinghouse qui s’impose largement. Pourtant, l’inventeur ne lâche pas l’affaire. En 1903, alors que l’alternatif l’a définitivement emporté, il organise encore la "westinghousation" d’un éléphant triplement meurtrier de ses soigneurs ! Voir l’éphéméride du 4 janvier 1903.


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