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Dany Laferrière : un immortel à Paris

jeudi 19 novembre 2015

PARIS) Entre l’élaboration du dictionnaire de l’Académie française et l’écriture de son nouveau livre Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, une « lettre d’amour au Québec », dit-il, Dany Laferrière nous raconte sa vie d’« immortel » entre Paris et Montréal. Rien de reposant, mais passionnant en tout.

Tous les jeudis, de 15 h à 16 h 30, les membres de l’Académie française, dont fait maintenant partie Dany Laferrière, discutent du sens des mots pour l’élaboration du très sérieux dictionnaire, qui en est à sa neuvième édition... depuis 1694 ! Ils sont rendus à la lettre V, nous confie Laferrière, qui adore cet exercice.

« Tout ce que j’aime de l’Académie, c’est ce qui fait rire les autres. C’est à dire la lenteur des choses, la compagnie, comme on l’appelle, cette fraternité qui est à la fois de surface et de profondeur. Tout le monde sait qu’on est là pour la vie, il n’y a donc aucune précipitation. »

Car oui, Dany Laferrière est maintenant un « immortel », comme on désigne les académiciens. Mais c’est l’immortalité de l’institution qui l’intéresse, plus que la sienne. « C’est une machine à traverser le temps, explique-t-il. Pour cela, il faut un vaisseau fort et résistant. Un peu comme l’Enterprise de Star Trek, quand ils ne savent plus en quelle année ils sont ! Moi, c’est l’affaire elle-même que j’aime. Pas tellement les secrets ou le prestige, mais le pouvoir que ça donne de ne pas être touché par le temps présent. J’aime beaucoup cette sortie du temps. Les titres de mes livres signalent ce désir. On pourrait appeler ça « le charme des après-midi sans fin »... »

Et puis, il y a l’amour des mots. Dany Laferrière rappelle que le dictionnaire de l’Académie est un dictionnaire d’écrivains avant tout - et ceux qui ne l’aiment pas ont des tas d’autres dictionnaires qu’ils peuvent consulter. « C’est très rare. Il y a donc une grande sensibilité pour la littérature. Nous citons beaucoup d’écrivains. Et si un grand écrivain a utilisé un mot, je doute qu’on puisse l’enlever. »

L’homme du Nord

Nous sommes au café de la petite cour des Récollets, rue du Faubourg Saint-Martin, qui héberge un Centre international pour chercheurs et artistes. C’est un endroit lui-même hors du temps, à l’abri de l’agitation qui entoure la gare du Nord, juste à côté. Dany Laferrière y loge dans un joli studio, avec une petite cuisine et un lit sur la mezzanine. Dans sa bibliothèque remplie de livres, une bouteille de Barbancourt, le célèbre rhum haïtien. Et un plateau rempli de fruits - le secret de sa forme et de sa silhouette. Un endroit parfait pour lire et écrire.

« À côté, c’est un quartier africain, Château Rouge n’est pas loin. Pour moi, c’est un grand plaisir. Ma vie se déroule entre Paris et Montréal, mais je viens de passer une année pas mal à Paris. J’ai eu un hiver plus doux. Quelques Parisiens se plaignaient, mais moi, je suis un homme du Nord ! J’ai pris le temps de lire, après tout ce grand mouvement... »

Dany Laferrière fait référence à cette année intense qui a culminé avec son entrée officielle à l’Académie, dans une cérémonie qui réunissait politiciens et artistes du Québec comme d’Haïti, dans une fébrilité qui a un peu bousculé les strictes conventions de l’institution.

« J’étais dans une représentation de mes pays, se souvient-il. Je voulais une participation collective, prouver qu’on pouvait tous être ensemble. Faire vibrer les voix de Legba, Miron, Senghor et Césaire sous la Coupole, c’est pas mal, non ? Il y a eu quelques cafouillages, les gens se sont mis debout pour ovationner - alors qu’on n’applaudit pas à l’Académie. Mais ç’a été fait avec tellement de bonhomie, de goût de la fête, que les gens ont senti ça et l’Académie a été très sensible à cette chaleur. J’ai demandé si on avait contrevenu à certaines règles et on m’a répondu : « Du moment que ce n’est pas fait sciemment... » C’est magnifique. C’est pour ça qu’on fait les règles. »

Il y a près de 40 ans, quand il est arrivé à Montréal en 1976, le jeune Laferrière n’aimait pas les jeudis, le jour du loyer, quand il était un parfait inconnu qui n’avait pas un sou en poche. Aujourd’hui, c’est le jour où il travaille au dictionnaire de l’Académie française, dans le fauteuil occupé autrefois par Montesquieu et Alexandre Dumas fils. Est-ce qu’il se pince, parfois, en regardant le chemin parcouru ?

« Je ne sais pas, répond-il. Il ne faut pas oublier que je suis haïtien. On n’a peur de rien ! Pas parce qu’on est plus courageux que d’autres, mais parce qu’on vit dans l’imaginaire. C’est pas rien, un pays avec des dieux païens aussi foisonnants. C’est tellement puissant que ça rend le cérémoniel des autres un peu moins fort. Legba [un dieu vaudou] était là, alors qui pouvait m’impressionner ? Je n’ai pas cette distance qui ferait que je suis en face d’une chose qui pourrait m’écraser. Je trouve vraiment ça normal. »

Sans jamais se prendre au sérieux, Dany Laferrière a toujours joué le jeu à fond, comme les enfants quand ils jouent. Et dans cet « océan de symboles » qu’est l’Académie, il est comme un poisson dans l’eau.

« Moi, je suis académicien depuis 1635. Parce que c’est comme ça qu’il faut faire. »


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