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Lettres à un jeune émigrant… et au Québec itou

jeudi 19 novembre 2015

Je lis tous les livres de Dany Laferrière. Appelons ça un rendez-vous avec une oeuvre inégale et cohérente, parfois éblouissante, toujours tonique, sorte de « Grand Tout » tentaculaire développé d’essais en romans, en une conversation qui se poursuit lorsqu’on attrape l’auteur au vol.

J’aime qu’il soit toujours en mouvement, sur la planète comme dans le temps, entre son passé à Petit-Goâve et son présent à Paris, à Montréal ou je ne sais trop où. Celui qui marche ne dort pas.

Mais rêve-t-il éveillé au fait ? On le sent appartenir plutôt à une espèce animale aux aguets, les oreilles dressées ; sans doute pour avoir connu la dictature sous Duvalier, aussi par tempérament. Il observe, écoute, réfléchit, tisse des liens, lance des éclairs, établit des synthèses, envoie tout ça jouer dans le trafic et repart trotter plus loin. « Un pays est un roman écrit par tous ceux qui l’habitent. Chaque interprétation nouvelle l’enrichit », écrit-il à la gloire de tous les mixages.

Parfois, il se répète. Ses thèmes d’élection resurgissent comme les leitmotivs d’une symphonie : sur l’exil intérieur, la mobilité des états d’âme, la passion des livres et des écrivains (surtout Borges), l’amour à géométrie variable et l’enfance qui refuse de mourir. Ses lauriers d’académicien ne changent rien à l’affaire, sinon pour offrir une balle supplémentaire à sa perpétuelle jonglerie.

Le dernier livre de Dany Laferrière publié chez Mémoires d’encrier, Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, n’est pas son plus concentré pur jus de mangues ou de pommes de Saint-Hilaire. Ça tient plutôt de l’ouvrage échevelé en mélange de genres, nourri de chroniques radiophoniques, de carnets de bord. S’y ajoutent, dans son fief du carré Saint-Louis, des dialogues imaginaires avec un émigrant camerounais entre La librairie du Square où Françoise Careil semblait devoir officier toujours, et le café voisin, désormais fermé.

Le Québec, mode d’emploi

À quelques décennies d’intervalle, Mongo se fait l’alter ego du jeune Haïtien qui découvrait le Montréal des années 1970, de l’usine à la gloire littéraire.

Le Mongo d’aujourd’hui ignore à peu près tout de son pays d’accueil et gaffe en sifflotant. « Il ne sait pas qu’il lui faudra toute une vie pour qu’on l’appelle par son nom. On ne verra en lui pendant longtemps qu’un immigré. » L’écrivain le guide un moment à travers les méandres de l’âme québécoise, tendant du coup un miroir à sa seconde patrie, longtemps source de sa propre perplexité.

Rien de plus instructif que d’observer le Québec à travers les lunettes de ceux qui l’ont découvert à l’âge adulte, en s’étonnant de ceci ou de cela. : Tiens ! Tout le monde se tutoie, ici. Tiens ! Les filles n’aiment pas les « chanteurs de pomme » à patte lourde. Mieux vaut draguer léger. Et cette manie qu’ils ont de commenter sans fin la météo ! Tiens ! Le mythe de l’égalité est une vraie religion au Québec. « Si jamais vous dépassez les autres d’une tête, elle devient immédiatement une cible sur laquelle tout le monde lance des fléchettes. Baisse-toi, Mongo. »

Comme quoi, on est toujours l’exotique de quelqu’un.

Ainsi au XVIIIe siècle, dans ses Lettres persanes, Montesquieu imaginait-il la stupeur de deux étrangers devant le spectacle des moeurs parisiennes.

Le regard de « l’autre » paraît souvent réducteur au premier occupant du sol, froissé qu’on ose juger son généreux comité d’accueil. Mieux vaudrait pour lui de respirer par le nez.

La position de recul du « venu d’ailleurs » l’aide à voir les poussières balayées sous le tapis collectif. Reste à l’écouter, à prendre note, si possible à se remettre en cause. — Toréador, en garde ! Un oeil noir te regarde ! — Mais regarde-nous donc ! Et que vois-tu, au fait ?

Bientôt, une vague énorme de réfugiés va déferler au pays. On les attend. Ça va, mais quels chocs culturels les attendent au détour ? Quels particularismes étranges les feront tiquer sous nos cieux enneigés ?

Tirer la langue

Sur la question de la langue, tout nouveau venu trébuchera avant de s’étaler : l’affaire est entendue. Autant le mettre en garde, comme s’y risque Dany : « Quand on parle du français, on parle plus de culture que de langue.Et quand on parle de l’anglais, on ne parle pas de la langue anglaise, mais du colonisateur. » Avant d’ajouter : « Sur toute la planète, on mène, chacun à sa manière, une guerre contre la colonisation, ou plus difficile encore, contre ce que la colonisation a fait de nous. »

Il a dû regarder le sujet ici sous tous ses angles, avant de pouvoir l’éplucher. Pas évident ! « Mille questions à propos de la langue, sauf celle de la rendre vivante en tentant de bien la parler. »

Et de se gratter la tête avant de plonger dans le temps :

« L’impression que la langue est la dernière brigade lancée contre l’armée de Wolfe dans cette interminable bataille des plaines d’Abraham qu’on rejoue sans cesse dans sa tête, fixant à jamais ces vingt minutes dans la conscience collective. »

Sur cette trajectoire du Québec, l’écrivain entre deux cultures voit la trace du père longtemps silencieux, « d’où la pauvreté de sa langue » et de la mère qui partait dans la lune en écoutant la radio, entre deux brassées de linge et trois repas pour sa marmaille.

« Mais l’avenir était à la mère et à son univers tissé de nouvelles fantaisistes, d’objets hétéroclites, de musiques étrangères et de cuisines exotiques qui lui permettaient de rêver. »

Rien de facile pour celui qui touche au fil d’arrivée.

À Mongo qui s’engouffre dans nos petits matins glacés, en émergeant de son deux et demie, Dany Laferrière demande : « Qui t’avait promis le paradis ? »

L’exil transformera le nouveau venu. Les vieux enfants du sol à son contact également. D’autres écrivains d’ailleurs mêleront leurs souvenirs aux découvertes. D’autres émigrés se briseront les ailes sur des murs d’étrangeté, de nouvelles unions mélangeront leurs racines. Reste à se souhaiter d’offrir à tout le monde une langue vibrante pour mieux se parler.


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