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La vie complexe de Shimon Pérès, « un miroir tendu à la société israélienne »

jeudi 29 septembre 2016

Le correspondant du « Monde » à Jérusalem , Piotr Smolar, a répondu aux questions des internautes sur la mort de l’ancien président israélien, sur son bilan et son héritage.

Le Prix Nobel de la paix et ancien président israélien Shimon Pérès est mort mercredi 28 septembre, à l’âge de 93 ans. Le correspondant du Monde à Jérusalem, Piotr Smolar, a répondu aux questions des internautes concernant cette figure majeure de la scène internationale, son bilan, son héritage, et le retentissement de son décès

Que reste-t-il des accords d’Oslo pour lesquels Shimon Pérès a eu le prix Nobel ?

Il reste des souvenirs, et beaucoup d’amertume. Deux ans plus tard, en 1995, le premier ministre israélien, Rabin, était assassiné par un extrémiste juif. L’optimisme tombait avec lui. Puis vinrent la vague atroce d’attentats palestiniens de la seconde Intifada au début des années 2000 et le retrait unilatéral de la bande de Gaza en 2005. Le départ forcé de 8 000 colons israéliens, suivi en 2007 par la prise de contrôle de ce territoire par le mouvement national islamiste du Hamas, a conforté une grande majorité de l’opinion publique, de gauche comme de droite, que la paix était devenue impossible, qu’il n’y avait pas d’interlocuteur sincère en face.

Les Palestiniens, eux, font la liste de toutes les déceptions et des promesses non tenues par les Israéliens. Les accords d’Oslo prévoyaient une feuille de route par étapes avant l’émergence d’un Etat palestinien. Aujourd’hui, il y a 400 000 colons en Cisjordanie, et les Israéliens contrôlent presque entièrement la zone C, qui représente près de deux tiers de ce territoire.

Quelle était la vision de M. Pérès sur la coexistence future entre Palestiniens et Israéliens ? Un état binational duquel les Arabes sont expulsés ou discriminés ? Ou bien deux états dans les frontières de 1967 ?

Shimon Pérès représente un faucon de la politique israélienne, même s’il a fait carrière à gauche. Il a dû une bonne partie de sa carrière à son parcours au sein de l’appareil militaire et notamment son rôle dans l’obtention de la puissance nucléaire. Mais il était devenu favorable à la coexistence pacifique entre deux Etats, israélien et palestinien.

Il avait acquis la conviction pendant la première Intifada (1987-1991), comme d’ailleurs Yitzhak Rabin, que les Palestiniens ne pouvaient et ne devaient

pas être privés de ce droit sous peine de transformer l’histoire en un cycle de tragédies amenées à se répéter sans fin.

Ces dernières années, malgré le pessimisme qui a contaminé une grande partie de la société israélienne, il répétait sur toutes les estrades et à longueur d’interviews que la paix était encore possible, à condition d’en avoir la volonté et le courage.

On dit de lui qu’il était mal aimé en Israël. Pour quelles raisons ?

Il faut distinguer les périodes. Il faut souligner un point crucial pour cerner le parcours et la psychologie de Shimon Pérès : c’est un étranger à son propre pays. Il n’est arrivé qu’à l’age 11 ans en Palestine sous mandat britannique, en provenance d’une petite ville dans la Biélorussie actuelle, où il était né en 1923.

Sans verser dans l’analyse de comptoir, il en a nourri forcément une sorte de complexe, à ses débuts, et la volonté de prouver. Malgré son parcours exemplaire dans l’armée israélienne et sa proximité avec Ben Gourion, le père de l’Etat, Shimon Pérès n’a jamais été performant au suffrage universel, même s’il fut premier ministre et député pendant près d’un demi-siècle.

Sa popularité est vraiment apparue quand il a cessé de se battre dans la compétition politique classique, d’abord lorsqu’il accéda au poste de président, traditionnellement au-dessus des partis, puis après son départ. Aujourd’hui, l’unanimité et la ferveur des hommages côté israélien donnent une idée de son statut à part sur la scène publique.

M. Pérès entretenait d’excellentes relations avec de nombreux dirigeants arabes. Assisteront-ils à son enterrement ? Si oui, lesquels ? Si non, pourquoi ? Par peur de leurs opinions publiques ?

C’est une excellente question, que je me posais aussi ! Il serait notamment intéressant de savoir si deux dirigeants, le président égyptien Sissi et le roi de Jordanie, feront le déplacement. Ce serait exceptionnel.

Israël a signé un traité de paix avec chacun de ces deux pays. Son armée et ses services de sécurité entretiennent une collaboration aussi discrète qu’étroite avec leurs homologues de part et d’autre. Citons par exemple l’aide israélienne depuis deux ans à l’opération militaire égyptienne dans le Sinaï, infesté de plusieurs centaines de djihadistes affiliés à l’Etat islamique.

Mais il reste évident que les contacts publics avec les autorités israéliennes demeurent limités. La cause palestinienne, dans les opinions publiques arabes, demeure très sensible. Le gouvernement israélien se réjouit depuis deux ans du développement d’une « diplomatie champignon » avec les grands pays arabes, comme l’Arabie saoudite. Un champignon pousse mieux dans l’ombre, disent les diplomates israéliens.

Mais le fait que le gouvernement Nétanyahou se refuse à toute avancée, à toute concession avec les Palestiniens, dans la recherche d’une solution à deux Etats, encourageant au contraire la colonisation de la Cisjordanie, empêche le pays d’avancer vers un rapprochement historique avec le monde arabe.

Pourquoi M. Pérès était-il considéré comme un « homme de paix » sachant tout ce qu’il a causé ?

Défendre les droits des Palestiniens ne devrait pas empêcher de regarder de façon équitable le parcours de Shimon Pérès. Deux travers sont à éviter, tout peindre en rose et tout peindre en noir, en rejetant de façon essentialiste tout dirigeant israélien comme un simple acteur de l’occupation.

Cela étant dit, il faut se souvenir que, dans les années 1970, lorsque le mouvement des colons du Goush Emunim commença à s’implanter en Cisjordanie, il s’agissait à l’époque d’une toute petite minorité d’illuminés, portés par une vision extrémiste messianique de la présence juive en « Judée-Samarie ».

Le gouvernement aurait pu à l’époque empêcher cette présence provocatrice. Shimon Pérès, alors ministre de la défense, ne l’a pas fait, pour des raisons complexes. Bien plus tard, il deviendra associé aux négociations d’Oslo. Il a reçu le prix Nobel de la paix avec Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, en 1994. Notons d’ailleurs que le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, lui a rendu hommage ce matin.

Aujourd’hui, qui seraient les héritiers politiques de M. Pérès, Israéliens comme Palestiniens, si tant est qu’il y en ait ?

Il n’y en a pas. Je ne vois pas qui pourrait être comparé à lui. Un cliché revient souvent dans les hommages, c’est cette notion de dernier parmi les pères fondateurs d’Israël. Ce cliché a une bonne part de réalité. Je pense qu’on s’en rendra encore plus compte avec le recul d’une ou deux décennies. Il n’y aura sans doute plus jamais d’émotion populaire aussi grande, à l’avenir, pour le décès d’un homme d’Etat israélien. La raison dépasse sa simple personne.

Son successeur comme président du pays, Réouven Rivlin, issu du Likoud mais loin de partager la dérive populiste et nationaliste de cette formation historique, a tenu en 2015 un discours très puissant sur la division d’Israël en tribus : les ultraorthodoxes, les russophones, les nationaux-religieux, les Arabes, les laïcs… Chacun avec leur écriture de l’histoire nationale, leurs médias, parfois

leur langue. Cette fragmentation est une grille de lecture essentielle pour comprendre Israël aujourd’hui.

Si la mort de Pérès provoque une telle émotion, c’est parce que cette figure était l’une des dernières coutures politiques en partage. La vie complexe de Pérès, dans ses creux et ses sommets, est un miroir tendu à toute la société israélienne, qui a tellement changé au fil des décennies.


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