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Manno Charlemagne meurt et rejoint la lumière...

mercredi 13 décembre 2017

Manno Charlemagne meurt et rejoint la lumière
Joseph Emmanuel Charlemagne, dit Manno Charlemagne, 69 ans, chanteur engagé, ancien maire élu de Port-au-Prince, est décédé le 10 décembre 2017 en Floride, a appris Le Nouvelliste de sources proches de sa famille.

National -

« Ban m yon ti limyè souple »
« Ban m yon ti limyè tande »
« pou m ka wè »
Manno de sa voix forte, sur des notes tristes et deux accords de guitare, ne chantera plus jamais ce texte. Manno est devenu lumière ce dimanche 10 décembre.
Comme un signe du destin, lui qui dénonçait :
« Dwa de lòm se konsa l rele, »
« Lamayòt pou timoun fwonte »
disparaît à la date de la célébration de la Journée internationale des droits de l’homme. Le chanteur a passé sa vie à pourfendre les grandes organisations mondiales et leur hypocrisie.
Le chanteur de « 6 mil moun o ki gen lajan », lui qui avait dénoncé la dictature, les macoutes, les militaires et les riches incapables d’apporter le mieux-être à notre pays, a perdu sa dernière bataille.
Il luttait depuis plusieurs mois contre un cancer. Hospitalisé à Miami, où il vivait depuis des années, il avait émis le souhait de venir mourir en Haïti. En dépit des démarches et de l’accord de l’État haïtien, son état de santé ne permettait plus un transfert, même en avion ambulance. Il est mort loin de sa terre natale. Son cancer des poumons s’était généralisé.
Manno Charlemagne émerge sur la scène musicale haïtienne à la fin des années 70. C’est dans les studios de Radio Haïti Inter que Richard Brisson découvre deux jeunes, Manno et Marco, qui chantent des textes différents de tout ce qui anime la scène musicale métropolitaine.
Avec une simple guitare pour tout accompagnement, Manno et Marco font dire aux mots la misère du temps de la dictature et la brutalité des méthodes de la répression qui oppresse tout. Ils le font sans jamais nommer directement les choses. Dans un premier temps, la censure ne trouve rien à redire de la poésie de ces troubadours d’un nouveau genre. C’est le temps où l’on parle par signes en Haïti. Ces deux jeunes vont chanter en signes. Cela ne durera pas.
Ecouter Manno et Marco est un choc pour tous ceux qui, à l’époque, ont la chance de les voir lors de concerts privés. Les deux compères n’ont pas pignon sur rue, mais déjà une belle réputation qui bénéficie de l’effet bouche-à-oreille si efficace au temps de la dictature des Duvalier.
Au pays du compas direct roi, de Ti-Paris et autres chanteurs qui parlent d’amour et de la belle vie, Manno Charlemagne et Marco Jeanty font tache. Si un premier album est enregistré en 1978 par Raoul Denis de la Boîte à Musique, la circulation du disque est confidentielle et rares sont les radios qui programment la subversive musique. Dans tous les cas, il faut écouter du Manno et Marco à faible volume. Les défenseurs du régime ont fini par comprendre que le créole de leur texte n’est pas un charabia sans conséquence.
Non seulement Manno chante, il a aussi une conscience politique. En ces années de l’éveil démocratique d’avant le mariage de Jean-Claude Duvalier et la présidence de Jimmy Carter aux Etats-Unis, la détente enhardit les audacieux.
Au pays des macoutes et de Jean-Claude Duvalier, en 1980, Manno, qui se détache lentement du duo, doit prendre l’exil. Il reviendra seul au pays au départ de la dictature. Celui qui a chanté sur toutes les scènes où les opposants, les kamoken, les gens de goût se réunissaient dans la diaspora, ramène un répertoire plus riche et une forte expérience des concerts. Il a chanté en français et mis en musique des textes d’auteurs (Lyonel Trouillot, Jean-Claude Martineau, entre autres) en plus de ses propres compositions. Il se jette dans l’arène.
Manno ne veut plus continuer à chanter :
Toi tu traînes ta vie
Et ton mal du pays ami
Le long de ces hivers
Tellement loin de la mer
Reviendras-tu là-bas
Chanter la liberté
Pour que meurent les rois qui l’avaient trafiqué
Pour que chantent à nouveau
Les espoirs de ton île. ..
Il veut participer sur place à la construction de la nouvelle société qui s’annonce. Manno retrouve vite les lieux qu’il habitait avant son départ, son Côte-Plage 22 de sa base de Carrefour, les planches de Cric-Crac Ciné, l’Institut français du Bicentenaire et le Théâtre national quand l’audience sera assez forte pour attirer deux mille spectateurs.
Le mouvement étudiant, derrière la Fédération nationale des étudiants haïtiens (FENEH), fait son retour après les années d’interdiction sous Duvalier, Manno est le chanteur de toutes les fêtes, des rencontres et des grèves. Aves sa seule guitare, avec Koral Konbit Kalfou ou accompagné de Rosanne Auguste, Manno irrigue l’imaginaire étudiant de ses textes et de ses prêches. Un concert de Manno n’est jamais une simple suite de chansons, mais souvent un cocktail entrecoupé de harangues et de dénonciations. Il distille des textes bien ciselés et des paroles-sérums pour les militants de la cause démocratique en mal de leadership.
Quand il entonne :
Si Ayiti pa forè
Ou jwenn tout bèt ladan l
Ou jwenn lyon, ou jwenn tig
Ou jwenn chat, ou jwenn rat
Ou jwenn menm leyopa....
Tout le monde sait que les militaires vont prendre pour leur grade. Manno tape fort et doit se mettre à couvert chaque fois que la soldatesque au pouvoir entre 1986 et 1994 actionne la machine répressive.
Il finit par faire de la politique. Se fait élire maire de la capitale. Dans les années 90, Manno Charlemagne écrit, avec la bande les Frères Parent, les premières pages de l’histoire des artistes haïtiens qui se jettent dans la politique, occupent des postes, se font élire, confondant popularité et capacité, envie et réalité. Manno Charlemagne, même quand il ne réussit pas dans son rôle d’édile, restera pur en dépit de ses errements... li pat jan m fè chemen kwochi, comme il l’avait promis dans l’une de ses chansons.
Après avoir chanté cent fois, mille fois « Bèl koulangèt manman w blan », Il repart en exil volontaire, se brouille avec beaucoup de ses amis politiques et finit sa vie à Miami. On retrouve alors Manno à Tap Tap, un restaurant atypique de Miami, cuisine créole et décor haïtien à deux pas de la plus pure American way of life de Miami Beach.
Comme à chaque étape de sa vie, un disque est enregistré pour marquer la période, un saxophone tenace accompagne la guitare un peu plus en retrait. Si les problèmes du pays sont restés pareils, les mots ont vieilli et le public moins politique. Sur ce disque et comme lors de ses prestations live, le groove prend le pas. Ce Manno plus jazzy que militant vaut pourtant le détour. Et on retrouve dans la salle, entre deux touristes à la recherche d’exotisme, des anciens habitués de la verve du chanteur en mal de retrouvailles.
Manno fera des allers et retours au pays ses dernières années, voulant tantôt s’installer en province, tantôt faire un nouveau disque. Il joue périodiquement. Des hommages lui sont rendus. Il n’a perdu ni sa voix, ni son sourire, ni son public qui prend de l’âge avec lui. Quand Michel Soukar sort l’album hommage, un beau livre cartonné plus un CD, on comprend que le chanteur entre vivant au panthéon de la musique haïtienne.
Ces derniers temps, il était devenu une évidence que l’homme était malade. Irrécupérable. L’autre évidence, il n’y avait personne pour mettre en parole et chanter les problèmes des temps actuels. Manno de Alienkat n’a pas son pendant Manno TPS. Jebede ou Lafimen ne font pas la chasse à des chansons traduisant le mal-être du XXIe siècle naissant.
Manno aurait pu chanter contre la corruption, contre le retour de l’Armée, contre les vannes ouvertes du pays qui se débarrasse de sa jeunesse. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas eu le temps de le faire. Personne n’a dans son tour de chants ou son cahier de textes ces thématiques actuels. C’est dommage.
Pour bien cerner le personnage multiface qu’a été Manno Charlemagne, il faut aller sur YouTube, regarder les vidéos de ses nombreuses prestations où il finit toujours par placer l’anecdote éclairante sur l’histoire d’Haïti récente ou sur sa vie. Quand il explique la genèse de « Pouki sa w pa pale manman », on apprend comment il découvre qui est son père. Il nous offre aussi une très belle façon, différente surtout, de chanter un thème connu : les mamans. Dans cette chanson, il rassemble sa mère, bien des mères, les mères.
Le travail vidéographique le plus abouti sur Manno Charlemagne est cependant le documentaire « Konviksyon » de Frantz Voltaire et de Jean-François Chalut. Il est disponible gratuitement sur Youtube : https://youTu.be/-EfNtb0uJlE .
Manno parle de lui, de ses choix musicaux, de son parcours. Les images sont belles, le son est bon et surtout l’artiste est mis en valeur et en perspective.
Comme l’a si bien dit Beethova Obas, « Puisse le départ du chanteur réveiller le Manno" qui sommeille en chacun de nous car une étoile comme lui ne meurt pas, elle explose afin d’en engendrer plein d’autres. »

Frantz Duval
Auteur


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