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Bloc-notes

Rassembler quoi ?

mardi 31 juillet 2018 par Charles

National -

Aujourd’hui, tous semblent dire que l’heure est « au rassemblement ». Ce serait bien naïf de croire que tous veulent rassembler les mêmes énergies pour une grande cause qui serait celle d’Haïti.

Il y a les défenseurs du statu quo qui commencent à lâcher les chiens du conservatisme aboyant déjà contre tout discours critique d’un système social qui a pourtant fait la preuve qu’il ne peut plus durer. Ceux-là veulent réunir des forces répressives et ne voient que voyous et n’entendent que bandits (leur président préféré avait cependant voulu légaliser le terme) dans toute expression de mécontentement. Il faut s’attendre à la mise en œuvre (elle est déjà en cours) de stratégies de disqualification de tout individu ou groupe affirmant la nécessité d’un changement radical.
Il y a ceux qui veulent naïvement concilier ce qui n’est pas conciliable et rêvent entre eux, autour d’un verre ou dans un bureau, d’une Haïti en paix avec elle-même sans oser admettre que, sans un changement radical des rapports sociaux et des rapports sociaux de production, il n’y a pas de paix sociale possible. Comme si beurrer un pain mité allait le rendre comestible.
Il y a ceux qui sentent la nécessité du changement radical, mais ne savent pas comment l’acter et cherchent avec quelles inquiétudes associer les leurs, comment et avec qui agir de bonne foi.
Il y a, portée par le ressentiment (le ressentiment est l’expression subjective de la conscience de l’opprimé), l’idée d’une chasse aux mulâtres en incluant les levantins dans l’appellation. Retour au noirisme, cette idéologie politique de réaction au mulâtrisme fondée sur un principe de ressemblance et de représentation, constitution d’une « élite » noire appelée à diriger « légitimement » parce que représentative de la majorité avec laquelle elle partage(rait) une couleur, une origine, comme si le fait d’être « noir » éliminait les différences de classe. Le duvaliérisme, dans sa violence démagogique et son évolution paradoxale vers le mulâtrisme (François fut noiriste pour que Jean-Claude puisse être sinon mulâtre, du moins mulâtriste) a permis d’aller au bout de l’arnaque. Un tyran est un tyran, l’exploitation reste l’exploitation, que l’exploiteur ou le tyran soit d’origine libanaise ou artibonitienne. Et arrêter un mulâtre pour pouvoir coucher avec sa femme ou saisir ses biens pour en faire un usage personnel n’ont changé en rien les conditions de la majorité.
Il y a le regroupement apeuré dans un discours d’autodéfense aux allures victimaires (soyons sérieux !) de ceux qui se sentent menacés par toute critique du mulâtrisme et de sa place dans le fonctionnement de la société et pratiquent l’amalgame pour rester sourds à cette critique. Ce n’est pas être noiriste que de dénoncer les pratiques d’une partie des nantis haïtiens, mulâtres et levantins (tous ne cèdent à cette pratique) dans leur stratégie de domination et le processus de leur reproduction sociale. Sur le plan de la reproduction physique, le refus systématique du métissage avec la population noire. L’endogamie et l’importation de partenaires blancs. Le mulâtre haïtien d’aujourd’hui n’est pas le fruit d’un métissage. Il est, au contraire, la preuve du refus du métissage avec la population noire. Deux cents ans pour les uns, cent cinquante pour d’autres, comment se fait-il que certains se reproduisent physiquement à l’identique ? Justement, parce qu’ils ont refusé le métissage avec des individus de la majorité. Ce calcul phénotypique est lié à une vision sociale de la distance comme principal signe de distinction. (L’abandon du système scolaire haïtien est un signe manifeste de cette stratégie de la distance. Cette bourgeoisie aurait pu créer de bonnes écoles « haïtiennes », au moins pour ses enfants.) S’est donc constitué, au fil du temps, non sans contradictions internes, une sorte d’isolat mulatro-levantin, un entre-soi de privilégiés qui fait penser qu’Haïti n’est pas leur pays mais seulement leur commerce. Jacques Roumain, mulâtre lui-même, n’était pas noiriste quand il dénonçait cet isolat volontaire avec la violence du suffixe péjoratif en utilisant le terme « mulâtraille » ou en parlant du « mulâtre Lescot ».
Indépendamment des origines (on ne peut sanctionner qui que ce soit pour délit d’origine), ce qui demande aujourd’hui à être rassemblé, sans haine personnelle ni opportunisme, c’est l’énergie positive des discours critiques portant sur tout ce qui contribue à produire cette société de mal vivre et d’injustice. Sans rien épargner dans l’analyse des structures et des pratiques qui, depuis au moins 1806, ont conduit à la situation actuelle. Ce qui implique de la part de beaucoup un travail d’autocritique pour oser prendre le chemin d’une rupture salutaire pour tous. Sans ce travail critique, on rassemblera dans le superficiel. Fòk nou gen kouraj gade tout sa k fè peyi sa a jan l ye jodi a, si tout bon vre nou vle chanje l.

Antoine Lyonel Trouillot
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