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Libé des animaux

Plein les pattes

lundi 24 décembre 2018 par Charles

Bœufs de trait, chevaux à la mine, chiens pour aveugles… De nombreuses tâches ont échu aux bêtes au fil des siècles. Aujourd’hui, l’idée d’un code du travail animal fait son chemin pour que domestication ne rime pas avec exploitation.

Plein les pattes
Devinette : un ours, deux chiens patou et un troupeau de moutons sont dans un alpage. L’ours attaque, les chiens le repoussent et les gigots en puissance continuent à paître, peinards. Des trois espèces, lesquelles travaillent ? L’ours sauvage, sans doute pas. Les moutons, ça se discute : troquant leur liberté en échange de protection, peut-être acceptent-ils en conscience le principe de l’élevage ? Les chiens de berger, probablement : collaborant avec les humains, et jouissant d’un droit d’initiative pour protéger au mieux le troupeau, ils semblent être de vrais professionnels de la sécurité.
La question n’est pas anecdotique. Car si les bêtes de somme et autres animaux de trait ont cédé la place aux tracteurs, les « métiers » d’animaux se sont diversifiés : chiens d’aveugle ou de sécurité, animaux de zoo ou de cirque, acteurs de cinéma, mais aussi « travailleurs sociaux » employés dans les établissements de santé pour apaiser les patients… Nos amies les bêtes deviennent nos collègues de travail, investissent le secteur des services, et nous conduisent à repenser le travail humain. C’est l’avis des chercheurs Sue Donaldson et Will Kymlicka, qui militent pour la reconnaissance d’une citoyenneté animale : « Ils peuvent nous aider à penser la signification et la valeur du travail hors de nos schémas productivistes datés et non durables », explique Will Kymlicka à Libération. Encore faut-il être sûr que les animaux travaillent bel et bien.
Jusqu’ici, le droit s’est bien gardé de trancher, comme l’explique Jean-Pierre Marguénaud : « Le droit français ne parle pas directement de travail animal, observe le professeur de droit privé, qui a dirigé la première édition du Code de l’animal (Lexis Nexis, 2018). En revanche, il fait référence à des animaux qui travaillent et dont il faut garantir le bien-être, comme les animaux de sécurité ou les chiens d’avalanche. » Même constat en droit international : rien depuis la Déclaration universelle des droits de l’animal de 1978, selon laquelle « tout animal ouvrier a droit à une limitation raisonnable de la durée et de l’intensité du travail, à une alimentation réparatrice et au repos ». Juridiquement non contraignant, le texte ne sera jamais adopté par l’Unesco. Jean-Pierre Marguénaud commente : « Cette version était très ambitieuse, car toutes ces questions paraissaient alors utopiques. Mais plus la protection de l’animal devient réaliste, plus la déclaration semble timorée. »
Formes d’exploitation
Nombreux sont les chercheurs - qui sont aussi militants - à se battre comme chiens et chats sur cette question. Pour la sociologue au CNRS et ex-éleveuse Jocelyne Porcher, non seulement les animaux domestiques travaillent, mais le travail est aussi le seul prisme valable pour analyser leurs rapports avec les humains. Depuis 2006, ses recherches menées sur des vaches, des chiens, des éléphants, des animaux de cirque ou de cinéma établissent que les animaux travaillent, dans la mesure où ils investissent leur subjectivité dans les actes qu’ils réalisent. La preuve : ils ne font jamais tout à fait ce qui leur est demandé. « Il y a un écart entre le travail prescrit et le travail réel, explique la chercheuse. Par exemple, un chien d’aveugle prend des initiatives, un animal de cirque peut faire plus que le numéro qu’il a appris s’il se sent en confiance, porté par le public. » Inversement, un animal ferait moins que ce qu’on lui demande s’il considère qu’une tâche ne relève pas de ses attributions ou que ses conditions de travail sont mauvaises.
Cette idée rend chèvres ceux qui luttent contre toute forme de domination de l’humain sur l’animal. Le professeur de droit américain Gary L. Francione défend cette approche abolitionniste : « Tout être sensible a un droit fondamental : ne pas être utilisé comme une propriété ou un objet, affirme-t-il à Libé. Il ne s’agit pas de chercher à utiliser les animaux "humainement", mais de ne pas les utiliser du tout. » Il considère que la notion de travail débouche forcément sur des formes d’exploitation : « On ne peut pas justifier le travail des animaux, pas plus qu’on ne peut justifier l’esclavage des humains. » Il faudrait donc en tirer toutes les conséquences : impossible de continuer à utiliser les animaux pour manger, se vêtir, s’amuser ou mener des expériences médicales : « Si nous acceptons l’idée que les animaux comptent moralement, alors on ne peut continuer à les manger », affirme le juriste. Les animaux doivent finalement être libres de toute attache : « Nous devrions prendre soin des animaux domestiques déjà vivants, mais ne pas en ajouter d’autres. » Animaux de toutes les basses-cours, unissez-vous !
L’heure est donc au droit d’inventaire. L’histoire de la domestication est-elle celle d’une exploitation de plus en plus insupportable qui culminerait aujourd’hui avec l’élevage intensif et les scandales des abattoirs ? Face à l’avis radical de Gary L. Francione, l’historien Eric Baratay est plus nuancé : « On a domestiqué les animaux pour les utiliser, les exploiter, cela va de soi. Mais une domestication ne réussit que si l’espèce en question y trouve son profit », explique l’universitaire, qui souligne que de nombreuses espèces, comme le zèbre ou le renne, ont résisté à la domestication, contrairement à « celles qui ont eu un relatif intérêt à nous accepter, ou dont la structure sociale, comportementale, a permis que l’on puisse collaborer ». La sociabilité du cheval ou de certains loups - qui deviendront des chiens - aurait ainsi conduit à des échanges fructueux entre l’humain et la bête, à travers des relations de travail moins inégalitaires qu’on ne pourrait le croire, chacun faisant profiter l’autre de ses aptitudes plus grandes à la vitesse, au maniement d’outils, à la chasse, etc. Il ne faudrait donc pas confondre domestication et maltraitance. C’est la thèse de Jocelyne Porcher : « Le XIXe siècle a prolétarisé les animaux comme les humains », dit la sociologue, qui considère qu’avant la révolution industrielle, l’impossibilité pour les humains de travailler sans les animaux les conduisait à former un partenariat de travail équilibré avec leurs bêtes. Pour Eric Baratay, il faut toutefois se garder de toute idéalisation du passé : « Ce sont les paysans du XIXe siècle qui découvrent les principes de l’élevage industriel, comme quand ils élèvent des cochons dans une soue pour les faires grossir plus qu’à l’air libre », précise l’universitaire, qui souligne que la violence était alors très répandue, sur les animaux mais aussi entre humains.
Maintenant que le cheval de mine ou le bœuf de trait sont supplantés par le chat d’hôpital ou l’aigle de parc d’attraction, comment faire évoluer ces relations héritées des siècles passés ? Sue Donaldson et Will Kymlicka invitent les humains à tirer les conséquences de cette histoire : « En ayant introduit les animaux domestiques dans notre société, nous leur devons une reconnaissance en tant que membres de celle-ci », précise Will Kymlicka. Conséquence : la société doit garantir le bien-être de tous, y compris des animaux. Ce qui implique de définir de bonnes conditions de travail : « Les travailleurs animaux, comme leurs homologues humains, ont droit à une vie complète, ce qui inclut un droit à la retraite. » Impossible de considérer les animaux comme corvéables à merci, allant au travail, au dodo ou à la niche quand on le leur demande. Impossible aussi de les manger, puisqu’ils sont désormais des membres de notre collectivité :« Nous devons nous défaire de l’idée des animaux comme nourriture », conclut Will Kymlicka. Dénonçant cette conception comme une vision d’urbains hors du contact quotidien avec les animaux, Jocelyne Pocher s’inscrit en faux : « Il faut sortir de la victimisation imposée par le mouvement végan », estime-t-elle.
Accords de branche
Le débat sur le travail ne réglera donc pas la question du véganisme. En revanche, l’idée d’un plus grand respect des animaux semble faire consensus. Gary L. Francione met toutefois en garde : « Nous considérons que les lois sur le bien-être animal sont des lois sur les droits des animaux. Or, elles se contentent de réguler l’usage de la propriété animale. » Depuis 2015, le code civil français considère que l’animal domestique n’est plus un objet mais « un être vivant doué de sensibilité ». Une façon de mieux protéger les animaux… jusqu’à l’élaboration d’un code du travail animal ? Ce n’est pas à exclure : il suffit pour cela de quelques règles adaptées à la diversité des espèces et des formes de travail. « C’est le cas de la "limitation raisonnable de la durée de travail" de la déclaration de 1978 », estime Jean-Pierre Marguénaud. Comme des principes généraux pour mieux définir des accords de branche : évidemment, les oiseaux sont pour. On attend la position des autres animaux.
Thibaut Sardier
P


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