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Ce n’est qu’un au revoir, Peddy

mercredi 6 février 2019 par Charles

National -

Par Louis Carl Saint Jean
Sans me fourvoyer dans les dédales de la métaphysique, j’ai la conviction que Dieu a ciselé certains êtres humains presque comme des anges.

Evidemment, parce que vivant sur terre, ils ne jouiront pas de tous les traits des séraphins ni des chérubins ni d’aucun autre du reste des ténors des créatures divines. Comme chacun de nous, ils auront donc erré plus d’une fois au cours de leur pèlerinage terrestre. Cependant, à cause de leur gentillesse, leur sagesse, leur humilité, leur talent et d’autres rares qualités, j’ai toujours vu en eux des « joyaux des mains de Dieu tombés ». L’un de ceux qui, selon moi, a appartenu à cette sélecte galerie est le superbe artiste Jean-Claude Pierre-Charles de qui nous pleurons le départ pour l’au-delà depuis le 12 janvier 2018.
Réalité ô ! combien affligeante ! Selon le témoignage de tous ceux de sa génération qui l’ont donc connu bien avant moi, Jean-Claude Pierre-Charles, familièrement appelé Pedro ou Peddy, a toujours dégagé un parfum très particulier. Le percussionniste Serge Lopez Jean-Louis, son ancien camarade des groupes Les Mordus et Les Diplomates de Pétionville, me l’avait ainsi présenté dès notre premier entretien : « Peddy est sans conteste le camarade le plus gentil avec lequel j’ai évolué au cours de ma carrière. En dépit de son talent remarquable, il était d’une profonde humilité... » (Entretien téléphonique, 7 mai 2006).
Selon le chanteur Jean-Michel Saint Victor, dit Zouzoul : « Peddy avait un très beau timbre. En plus, c’était un homme sérieux, vers qui on pouvait aller pour des conseils... » (Entretien téléphonique, 13 janvier 2019, 19 h 10). Et Fritz Lebon, son successeur au mini-jazz Les Shleu Shleu, d’ajouter : « Peddy était un vrai gentleman et un chanteur de grande classe. Son départ est une très grande perte pour notre musique. » (Entretien téléphonique, 18 janvier 2019, 10 h 43).
Ses camarades du Retro Musical Band, dernier groupement au sein duquel il a évolué, n’ont pas été moins élogieux dans ce beau concert de louanges. Le chanteur Harold Joseph m’a avoué : « La mort de Peddy est vraiment regrettable. Il fait partie des chanteurs que j’avais suivis dans ma jeunesse. Il restera inoubliable dans ma mémoire. » (Entretien téléphonique, 17 janvier 2019, 19 h 52). Avec beaucoup d’émotion, le tambourineur Joseph Chinois m’a, lui, appris : « Peddy et moi étions comme deux frères. Il a rendu l’âme en ma présence. Je ne peux pas décrire la bonté de cet homme. C’était un artiste très discipliné. Il va me manquer terriblement. » (Entretien téléphonique 17 janvier 2019, 22 h 10).
Nous nous sommes rencontrés en face-à-face, Peddy et moi, de façon fortuite un après-midi de mars 2007. C’est mon ami Pierre Reynold Ménélas, ancien trompettiste de l’ensemble Accolade de New York, qui nous avait présentés l’un à l’autre. Dès les premières minutes de la rencontre, s’est créée une admiration mutuelle entre nous, vu que nous partagions presque les mêmes valeurs culturelles. En peu de temps, sans aucun effort, j’ai pu également vérifier chez lui toutes les qualités dont m’avaient parlé certains ses amis, et Lopez, en particulier. En effet, l’homme était aussi gentil qu’il était possible de l’être. Et quel a été mon honneur d’avoir côtoyé, ne serait-ce que de manière inaccoutumée, ce merveilleux humain pendant un peu plus d’une décennie !
Jean-Claude Pierre-Charles a vu le jour au Cap-Haïtien le 14 février 1939. Il était le fils unique du couple Helvétius et Odette Pierre-Charles. Il a fait ses études primaires à l’Ecole Marcel Dauphin et ses études secondaires au Lycée Alexandre Pétion et au Collège de Port-au-Prince d’Ernst Alcindor. Vers l’âge de 13 ans, il commence à s’intéresser au chant. L’attirent surtout le théâtre musical et l’opéra. M’avait-il confié : « Je tiens ce goût de ma mère, une passionnée d’opéra, de musique classique et de chansonnettes françaises. Elle aimait égayer la maison de disques de Tino Rossi, de Luis Mariano et d’autres grandes vedettes françaises. Cependant, j’étais surtout emballé par la voix d’Enrico Caruso et de Mario Lanza. » C’est en 1957 qu’il commencera à suivre nos chanteurs populaires après avoir assisté à un spectacle de Guy Durosier au Casino International d’Haïti.
« À l’époque, poursuit-il, j’habitais à la ruelle Baron. Je venais souvent visiter des amis qui habitaient à la rue des Miracles, non loin de la Pharmacie Saint Amand. Presque tous les soirs, nous étions environ une dizaine à nous réunir sur la galerie de cette pharmacie pour chanter des morceaux de rancheras et de chansonnettes françaises. » L’un d’eux, Jean-Marie Julien, ancien administrateur du groupe Les Mordus, se souvient, en effet : « Peddy était la super vedette du quartier. Il dansait et chantait de façon merveilleuse. Et ce qui m’a toujours fasciné chez lui, c’était sa diction impeccable dans les quatre langues qu’il utilisait pour chanter : le créole, le français, l’espagnol et l’anglais. »
L’écrivain Eddy Cavé, qui l’a bien connu et pratiqué à l’époque dans ce même quartier, me disait récemment au téléphone : « Peddy était déjà très spécial… À la fin des années 1950, il avait déjà son petit fan club et dégageait une grande force d’attraction. Je n’en ai pas été moins surpris quand, en revenant à Port-au-Prince en 1967, après six ans d’absence de la Capitale, je le retrouvai dans la peau d’un chanteur de charme adulé du public. Même surprise avec Tony Moïse que j’ai également connu au Lycée Alexandre Pétion. »
Peddy était un artiste pluridisciplinaire. C’est d’abord la danse qui va le révéler au public port-au-princien. Un soir d’août 1957, tandis que le cha-cha-chá est en vogue dans la jeunesse urbaine du pays, il est ébloui au Casino International par le talent remarquable des danseurs du groupe « Los Cha-cha-chitos ». Celui-ci tient alors le haut du pavé grâce à ses étoiles Guy Denis, Hervé Lebreton, Mario Jean-Louis et Marlene Behrmann. Il va trouver Guy Denis, son fondateur, qui lui enseigne le cha-cha-cha, le mambo et le rock-and-roll. L’année suivante, avec Carlo Crepsac, Jean Gouthier, Jean-Claude Musac et Vivianne Castor, Peddy montera « Los Cayitos », suivant le modèle des « Los Cha-cha-chitos ».
« Les Cayitos », qui se produiront à l’Hôtel Montana, au Rex Théâtre, au Théâtre de Verdure Massillon Coicou et dans d’autres centres de spectacles de la Capitale, allaient permettre à Peddy de démontrer également son talent de danseur de claquettes et des multiples rythmes de notre folklore. Il apprendra ces derniers de la grande danseuse Vivianne Denerville-Pluviose dont il restera un grand admirateur.
Peddy avait également montré de très bonnes dispositions pour les arts visuels. En fait, vers l’âge de 12 ans, il est passionné de dessin de portraits. Il se souvient : « À la fin de mes études primaires, j’avais déjà dessiné le portrait de tous nos présidents. C’est cette réalisation qui allait aiguiser davantage ma passion pour l’Histoire d’Haïti. » C’est en 1958, à la suite d’une visite à la Galerie Brochette, qu’il va découvrir son talent pour la peinture. Peu de temps après, encouragé par le légendaire peintre Dieudonné Cédor, l’ami de son père, il peindra son premier tableau, qu’il baptisera « Coucher de soleil à Carrefour ».
Cependant, alors qu’il a le vent en poupe, Peddy abandonne son rêve de peintre et de dessinateur. Vers la fin de décembre 1960, pendant qu’il se rend à Brochette pour soumettre à Dieudonné Cédor certaines de ses œuvres, un tonton macoute tristement célèbre, les lui subtilise de force. Cet exécuteur des basses œuvres du régime le fait alors passer pour l’un des étudiants qui « rendent l’œuvre difficile à Papa Doc » et La Galerie Brochette pour un « repère de komoken ». Notre artiste se souvient : « Je n’avais pas voulu baisser pavillon. Après mille et une supplications de mes parents, j’ai dû laisser tomber. Si cela ne s’était pas passé, peut-être que j’aurais fait une carrière dans la peinture et le dessin. »
C’est à partir de cette déception que Peddy a commencé à prendre le chant et la musique plus au sérieux. Au cours du second trimestre de l’année 1962, en compagnie de Serge Lopez Jean-Louis (percussion), Frantz Munity (guitare et contrebasse) et Reynold Henrys (chanteur), il fera partie des jeunes qui ont mis sur pied à la rue Lamarre le groupe Les Mordus. Il se distinguera non seulement comme un admirable interprète de chansons mais aussi comme un excellent bricoleur. En effet, selon Jean-Marie Julien et Lopez, c’est Peddy qui a construit la première contrebasse des Mordus. Rappelons que, selon ce que m’a appris Jean-Marie, c’est au sein de cette formation que lui a été donné le nom de scène Peddy.
Au cours de l’été 1965, encouragé par Lopez et Jacky Duroseau, Peddy adhèrera au groupe Les Diplomates de Pétionville. La barbarie des zélés du régime allait écourter son passage au sein de cet ensemble. En effet, un an après son adhésion, au cours d’un bal à Cabane Choucoune, un flagorneur s’approche du tréteau et exige des jeunes musiciens un morceau à la gloire du Dr François Duvalier. Se trouvent parmi les fêtards des tontons macoutes notoires, de jeunes militaires agressifs, tels que Sony Borges, Jean Tassy, Josma Valentin et d’autres grosses légumes. Peddy, Carmin Bichotte (saxophoniste), Fritz Joassin (guitariste), Jacky Duroseau (pianiste), Serge Lopez Jean-Louis (percussionniste) et les autres instrumentistes méprisent souverainement la demande de l’énergumène. Un tohu-bohu s’en suit immédiatement. À la plus grande déception de ses camarades, Peddy dit alors adieu aux Diplomates.
Le malheur des uns fait souvent le bonheur des autres. Quelques mois après ce malheureux événement, entre la fin de l’année 1966 et le début de 1967, selon ce que m’avait confié Peddy lui-même, Smith Jean-Baptiste et Dada Jackaman l’invitent à se joindre aux Shleu Shleu. Et quelle merveilleuse acquisition ! Bien qu’il n’ait enregistré qu’un seul disque (« Haïti, mon pays ») avec la perle du Bas-peu-de-Choses, il a toutefois laissé un souvenir indélébile dans le cœur des mélomanes. En effet, grâce à la merveilleuse voix de Peddy, des morceaux tels que « Vacances », « Colline », « Volleyball » et d’autres encore demeurent des classiques dans l’univers des « mini jazz ». D’ailleurs, il m’avait avoué : « C’est au cours de mon passage dans des Shleu Shleu que j’ai connu mes meilleurs moments dans la musique. »
En septembre 1969, Peddy quitte Haïti et s’installe aux États-Unis. Quelques semaines plus tard, il remplace Gary Liautaud dans le sextette Les Chômeurs monté par le guitariste Gary Cassagnol, qui se produit au club La Canne-À-Sucre, à Astoria, Queens. En juin 1970, retrouvant ses anciens camarades d’Haïti (les Tony Moïse, Smith Jean-Baptiste, Hans Chérubin, Clovis Saint Louis et les autres), Peddy participera à la création de l’Original Shleu Shleu de New York. Sa voix enjolivera les huit albums que nous a gratifiés cet ensemble.
Sans vouloir disserter sur l’histoire de cette immortelle formation, je rappelle qu’en 1991 et en 1993, Peddy a prêté ses talents à la réalisation respective des albums « Pionniers » et « No money, no honey » avec les Shleu-Shleu de Smith Jean-Baptiste.
Le 27 juin 1970 restera l’une des dates les plus importantes et les plus sacrées dans la vie de Jean-Claude Pierre-Charles. En ce jour, à l’Église St Thérèse, à Brooklyn, il unira sa vie par les doux liens du mariage avec celle de la ravissante Yolande Carries. Le couple, qui compte près de 49 années de mariage, a mis au monde deux merveilleuses filles : Karine et Alissa. Trois petits-enfants, Soraya, Nathaniel et Joshua, lui ont toujours procuré une joie indicible.
À la fin des années 1970, aux côtés d’Edouard Richard (guitare), Georges Ossé André (orgue), Eric Charlier (conga) et d’autres instrumentistes compétents, Peddy fera partie de l’ensemble Mystic. Cette aventure, qui a duré moins de deux années, a pris fin peu après la publication, en 1980, de l’album intitulé « Merci » (Référence : Edouard Richard, 23 janvier 2019, 21 h 30).
Artiste à l’âme christophienne, après son splendide passage au sein des Shleu Sheu, Peddy édifiera en 2007 un quintette qui joue en fin de semaine au Mixed Notes Café, à Elmont, NY et dans certains autres cercles new-yorkais. En juin 2010, notre talentueux chanteur fondera le Retro Musical Band au sein duquel il jouera avec Wilbert Pierre (contrebasse), Joseph Chinois (tambour), Harold Joseph (chanteur), etc. Depuis la fin de l’été 2018, certains ennuis de santé ont retenu notre courageux Peddy hors des tréteaux. Mission merveilleusement accomplie !
Ce serait une grave erreur de classer Peddy parmi ceux qui limitent leur appréciation à un seul genre de musique. Admirateur farouche de Guy Durosier, de Joe Trouillot, de Gérard Dupervil et d’Herby Widmaier, Peddy, comme un Raymond Cajuste, en tant qu’artiste éclairé, en tant qu’Haïtien éduqué, ne s’était jamais montré insensible aux différents et multiples rythmes du folklore national.
Voici comment il avait répondu à l’une de mes questions : « Le folklore n’est pas le vodou...Le Jazz des Jeunes jouait les rythmes du folklore haïtien. Parce qu’on a toujours négligé d’établir ce distinguo, la bourgeoisie haïtienne avait toujours boudé le Jazz des Jeunes. Et cela a été fait au détriment de la musique haïtienne... » (Entrevue accordée à Louis Carl Saint Jean le 4 avril 2007.) Pour l’histoire, je rappelle que le Jazz des Jeunes, « l’enfant chéri du peuple haïtien », de 1943 à 1972, a animé moins de trois (3) soirées dansantes à Cabane Choucoune, pourtant surnommée « Le temple de la méringue ». Comprenne qui pourra !
Certainement, j’ai beaucoup aimé la voix de Peddy. Pour moi, son entregent était proverbial. Cependant, ce que j’ai plus aimé en lui était sa grande culture. Je prenais toujours un très grand plaisir à aborder avec lui d’intéressants sujets, allant de la sociologie à l’anthropologie culturelle. C’est en juin 2008 que j’allais découvrir effectivement le bel esprit de ce frère. Un soir, au cours de ce mois, il m’a fait l’honneur de m’inviter à dîner au restaurant Junior’s, à Brooklyn, comme cadeau d’anniversaire, sachant à l’époque que le « cheese cake » était l’un de mes péchés mignons. Tant le dîner que la conversation étaient agréables.
La conversation se déroulait surtout sur la culture haïtienne. Drôle de coïncidence, lui et moi avions exactement les mêmes idoles dans presque tous les domaines. Pour le roman, nous prenions Jacques Stéphen Alexis et Jacques Roumain pour des demi-dieux. Pour ce qui est de la poésie, nous ne jurions que par Carl Brouard, Jean Brierre et presque tous les poètes du Mouvement indigéniste. Pourtant, il s’était entiché de « Quand nos Aïeux brisèrent leurs entraves » et de « Complaintes d’esclaves », œuvres respectives d’Oswald Durand et de Massillon Coicou, deux bardes de l’École Patriotique.
Je ne peux expliquer la peine immense que j’ai ressentie lorsque, le samedi 12 janvier dernier, moins de six heures après sa mort, maître Julio Racine, ancien maestro de l’Orchestre Philharmonique Sainte Trinité, m’a appris la nouvelle du décès de cet homme hors du commun. Et je peux comprendre que le même sentiment ait envahi le cœur de plus d’un. Claude Duperval, l’un des grands entrepreneurs haïtiens à New York et fidèle observateur de la vie artistique de notre pays, m’a dit : « Non seulement Peddy était un excellent chanteur, mais aussi il a fait partie des artistes qui ont donné une image vraiment positive du pays aux Etats-Unis. » Le Dr Gaston Valcin, ténor et choriste bien connu, m’a ainsi parlé de notre frère : « Peddy a fait partie pendant longtemps de l’administration de Kings County Hospital. Il recevait tout le monde avec un très beau sourire. Cet homme à la démarche élégante, très gentil et très humble avait fait honneur à notre pays. Je regrette qu’il soit mort. » (Entretien téléphonique, 23 janvier 2019, 21 h 25)
Je garderai de Jean-Claude Pierre-Charles l’image d’un homme extrêmement sympathique. Un sourire agréable illuminait presque constamment son beau visage. Selon moi, il fait partie de nos meilleurs chanteurs, toutes générations confondues. Dommage que la faucheuse nous ait ravi cette si belle tête, cette denrée si rare en ce temps où le terre-à-terre semble avoir bousculé pour de bon le beau et l’agréable dans la musique de danse populaire de chez nous.
En attendant, ta chère moitié Yolande, tes merveilleuses filles Karine et Alissa, tes petits-enfants, tous les amants de la bonne musique haïtienne et des choses de l’esprit, tes milliers d’admirateurs et tes anciens camarades des Shleu Shleu te chantent, mon cher Peddy, tandis que tu te rends au pays des anges, cette ballade écossaise bien connue :
Faut-il nous quitter sans espoir,
Sans espoir de retour,
Faut-il nous quitter sans espoir
De nous revoir un jour

Ce n’est qu’un au-revoir, [Peddy]
Ce n’est qu’un au-revoir
Oui, nous nous reverrons, [Peddy],
Ce n’est qu’un au-revoir

Car Dieu qui nous voit tous ensemble
Et qui va nous bénir,
Car Dieu qui nous voit tous ensemble
Saura nous réunir.

Louis Carl Saint Jean louiscarlsj@yahoo.com 24 janvier 2019
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