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Résilience : attraper la vie au rebond

mercredi 3 avril 2019 par Charles

Lorsque les accidents de la vie ne sont pas la fin du chemin, il faut bien, malgré tout, continuer. Un forum « Libération » réunissait sur ce sujet, jeudi à Paris, écrivaines, journalistes, chercheurs et mutualistes. Témoignages.

Le philosophe Pascal compare l’homme à un roseau, « le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant ». C’est ce pouvoir de la pensée qui lui confère noblesse, dignité, et la faculté de se « relever », estime Pascal. Son contemporain le poète Jean de La Fontaine reprend dans une de ses fables l’image du roseau. Face aux vents redoutables, l’arbuste « plie » mais « ne rompt pas », tandis que le chêne, fier de braver la tempête, finit par être déraciné. L’homme est-il vraiment semblable à cette plante vivace, capable de courber l’échine en attendant que l’orage passe et de se redresser quand vient l’embellie ? Quelle attitude, quelles aptitudes avons-nous face aux accidents de la vie ? C’est cette question qu’a souhaité explorer le forum « Rebondir », organisé jeudi à Paris par Libération, en partenariat avec le groupe de protection sociale VYV.
Face à une assemblée de 400 personnes, sont venues témoigner Elisabeth Quin, journaliste sur Arte, atteinte d’un glaucome, une dégénérescence du nerf optique qui entraîne la cécité ; Mara Goyet, écrivaine et enseignante, dont le père, le scénariste Jean-François Goyet, est atteint de la maladie d’Alzheimer ; et Eglantine Emeyé, présentatrice à France Télévisions, mère de Samy, un enfant polyhandicapé. Ces trois femmes ont en commun l’écriture pour tenter de comprendre et dépasser leur souffrance, ou celle d’un proche. A leurs côtés, deux « soignants », Olivier Bonaventur, directeur de Kerpape, un centre mutualiste de rééducation et de réadaptation fonctionnelles dans le Morbihan, qui appartient au groupe VYV, et Boris Cyrulnik, neuropsychiatre. Il a justement contribué à populariser l’idée de résilience dès les années 90.
Instinct
A l’origine, la résilience désigne la résistance d’un matériau aux chocs physiques. Appliquée au champ de la psychologie, la résilience exprime une forme de dépassement, une régénération face aux situations traumatiques, une réparation dans une projection vers l’après. Cette propension au rebond dictée par l’instinct de survie n’est pas opérante pour tous. Elle nécessite un contexte culturel et social favorable. On est souffrant ou malade « dans une culture, dans un quartier, dans une famille donnés ». « On ne peut échapper à son contexte », souligne Boris Cyrulnik, la sociabilité est une condition de la remédiation mais ne fait pas tout. La résilience « ne signifie pas forcément la guérison », note le neuropsychiatre, c’est « une autre manière de vivre » pour les « blessés » - qu’il s’agisse des personnes atteintes ou de leurs proches - un « autre développement », « des moments pas toujours faciles, mais des moments constructifs ; on ne guérit pas, on soigne ». D’ailleurs, « avant les années 90, il aurait été impensable de tenir ce genre de réunion. On se cachait quand on souffrait, on souffrait seul », rappelle Boris Cyrulnik.
Pour panser une plaie, il faut d’abord la reconnaître, surmonter le déni qui agit comme un mécanisme de défense. « La maladie, c’est mon père qui la vit depuis dix ans, explique Mara Goyet, auteure de Ça va mieux, ton père ? (Stock, 2018). C’est très difficile d’admettre que je vis moi-même une épreuve. Je me dis que c’est déplacé, que c’est trop revendiquer. » Passé la sidération, viennent la distanciation et la quête de sens. « La dramaturgie d’Alzheimer est sans surprise, je me suis demandé : en quoi je peux être utile ? J’ai décidé de considérer ce temps de la maladie non pas comme un temps volé, usurpé, un faux temps, mais un vrai temps, de la vraie vie, explique Mara Goyet. Ça ne veut pas dire que c’est génial, sympa, comme avant, mais c’est la vérité du moment. »
Le travail de création, l’art, l’écriture en particulier, sont « un bon moyen de transformer la souffrance, estime Boris Cyrulnik. Quand on n’est plus maître d’une situation, l’écriture permet de reprendre en main la conscience, de reprendre un degré de liberté. » La pratique d’un sport permet aussi de recréer ce lien à soi et aux autres. Dans son centre de rééducation et de réadaptation, Olivier Bonaventur accueille près de 400 patients qui ont vécu des traumatismes graves. Pour lui, « ce qui est important, ce n’est pas seulement de pouvoir de nouveau manger et marcher, c’est aussi d’encourager cette conscience de la vie, de nouveaux projets, comme imaginer des prothèses pour aller nager ou faire du surf dans l’océan ». Il ajoute : « Faire des prothèses pour que les gens remarchent, ça fait partie de notre job, mais il faut aller plus loin. Quand un patient participe à la construction de la prothèse, elle est beaucoup plus simple à accepter. »
« Voracité »
La résilience peut s’exprimer aussi dans un engagement associatif ou militant. Eglantine Emeyé est la maman de Samy, un enfant autiste, épileptique et polyhandicapé. Aujourd’hui, il a 13 ans et vit dans un centre, dans le sud de la France. Dans un documentaire, Mon Fils, un si long combat (2014), dans un livre, le Voleur de brosse à dents (Robert Laffont, 2015), Eglantine Emeyé raconte son terrible quotidien. « Quoi qu’il arrive, j’aurai toujours mal à mon Samy, c’est une blessure qui ne se refermera jamais, le pansement sera toujours provisoire. Mais j’ai l’impression que j’ai accepté, cette situation sera toute ma vie, toute sa vie, je ne guérirai pas, je fais avec, et la solution pour moi, ça a été l’action. » Elle a fondé en 2008 l’association Un pas vers la vie. « Hors de question de le laisser dans la souffrance, j’ai alors créé une école, une deuxième, j’ai recruté une psychologue, j’ai rencontré des spécialistes à l’étranger… Agir me permet de continuer, je ne rebondis pas, je bondis en permanence. »
Elisabeth Quin, dont la vue s’étiole inexorablement, se reconnaît dans cette « voracité » qui suit l’acceptation de la douleur de l’amoindrissement. « Il n’y a pas d’autre solution que de persister dans l’être. Le rebond, c’est l’élan vital, considère-t-elle. En tentant d’accepter cette angoisse qui vous réveille la nuit, on se rend compte qu’on a cette capacité d’adaptation incroyable, cette plasticité, cette avidité. Plus je suis accablée par la maladie, plus je m’allège, je vis avec cet absurde. » Se mettre en mouvement, c’est bien se rendre « utile » : « Pour moi, il s’agit de témoigner en permanence pour encourager le dépistage, car c’est une maladie asymptomatique », alerte la journaliste.
La prévention reste en effet le parent pauvre de notre système de soins : « Aujourd’hui, seules 2 % des dépenses de santé sont dédiées à la prévention, regrette Stéphane Junique, président d’Harmonie mutuelle et vice-président du groupe VYV. Investir ce champ, c’est renforcer notre projet de société. »
Cicatrice
Les solidarités institutionnelles doivent être un relais crucial des solidarités organiques nées du lien familial, social. Elisabeth Quin donne de son temps pour aller à la rencontre d’autres malades, pour échanger avec des associations. Elle s’attelle à cette entraide « avec humour, autodérision », dit-elle, à l’instar d’Eglantine Emeyé, qui raconte les « manifestations anti-Samy » organisées à la maison avec son aîné, Marco, une farce aux allures de catharsis. « J’ai accepté l’idée que la vie n’est pas parfaite, que les accidents de la vie, c’est la vie, et qu’il est important de se pardonner les choses », souligne l’animatrice de télévision.
Stéphane Junique, dont le groupe VYV travaille sur les enjeux de la prévoyance, souligne en écho : « Le malheur, la dépendance passagère ou durable seront au rendez-vous de nos vies. » Tout comme notre capacité de résilience. Rebondir, c’est parvenir à « faire quelque chose » de nos blessures, les sublimer, à tout le moins les transformer pour que se forme une cicatrice, plus ou moins profonde, dont la peau, neuve, sera plus ou moins fragile.


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