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1994-2004, une décennie de crises interminables

vendredi 15 novembre 2019 par Charles

Avec le rétablissement du président Jean-Bertrand Aristide dans ses fonctions le 15 octobre 1994, on parle du retour à l’ordre constitutionnel. Très vite, le président Jean-Bertrand Aristide s’embrouille avec ses alliés et proches collaborateurs qui osent questionner ses décisions. Sauveur Pierre Étienne, membre du directoire du l’Organisation politique Lavalas (OPL), devenu l’Organisation du peuple en lutte, raconte, dans son ouvrage « Haïti : la drôle de guerre électorale 1987-2007 », comment la nouvelle administration d’Aristide a plongé le pays dans une spirale de crises après le retour à l’ordre constitutionnel.

Le président Jean-Bertrand Aristide est rétabli en sauveur dans ses fonctions le 15 octobre 1994. Les putschistes, quant à eux, sont partis en exil et les Forces Armées d’Haïti sont démobilisées. Le président Jean Bertrand Aristide, fort de l’appui populaire et de la communauté internationale, a les mains libres pour diriger le pays. « Dès lors, le président Aristide n’écoute que lui-même, ne s’entoure que de gens prêts à exécuter ses quatre volontés… », raconte Sauveur Pierre Étienne, qui était dans la cuisine du pouvoir. Celui-ci ajoute : « La personnalisation du pouvoir d’État atteint un degré tel que même les alliés politiques d’Aristide sur l’échiquier national se sont sentis manipulés, instrumentalisés, intimidés, pris en otage et en souffrent terriblement. »
Le premier vrai test de l’administration Aristide est le renouvellement complet de la Chambre des députés, des deux tiers du Sénat, des conseils municipaux et des pouvoirs locaux. La première pierre d’achoppement à ses élections est la formation du Conseil électoral provisoire. La crédibilité du CEP a été contestée dès sa formation. On accuse les conseillers électoraux d’être proches du président Aristide. Ce qui allait mettre en doute la crédibilité du processus électoral 1994-1995.
À son retour d’exil, le président Jean-Bertrand Aristide forme la Plateforme politique Lavalas-Bò tab la (PPL) regroupant plusieurs partis politiques dont l’OPL, le PLB et le MOP. Le choix de la plupart des candidats de ladite plateforme aux prochaines élections, selon Sauveur Pierre Étienne, se fait au Palais national.
Le bras de fer Aristide/OPL
Le premier tour des élections tenu le 25 juin 1995 est émaillé de violences et d’irrégularités. Le deuxième tour du scrutin, boycotté par l’opposition, est largement remporté par la coalition politique du président Aristide. « La mainmise du Palais national sur le processus électoral donne un cachet peu honorable à l’écrasante victoire de la PPL-Bò tab la », estime Sauveur Pierre Etienne. Ce dernier dit apprendre par la suite que Jean-Bertrand Aristide cherchait à obtenir, au niveau des deux chambres, une majorité de deux tiers de parlementaires acquise à sa cause, dans le but de faire voter une loi lui permettant de prolonger son mandat, en vue de récupérer les trois ans passés en exil.
La concrétisation d’un tel projet doit passer par la domestication des institutions comme le Parlement et la Cour de cassation ainsi que la politisation de la jeune Police nationale d’Haïti. Voilà pourquoi le président Aristide cherche, depuis le Palais national, à désigner lui-même les présidents des deux chambres. C’est le point de départ du conflit entre le président Aristide et l’OPL dirigée à l’époque par le feu professeur Gérard Pierre-Charles. La volonté du président Aristide de récupérer les trois ans d’exil a intensifié les conflits. Les présidents des deux chambres, respectivement, Edgard Leblanc Fils au Sénat et Fritz Robert Saint-Paul à la Chambre des députés, tous deux de l’OPL, refusent d’embarquer le Parlement dans un tel projet. Le mouvement Lavalas est ainsi scindé entre ceux qui veulent la récupération des trois ans et ceux qui sont favorables à la tenue d’élection présidentielle.
Finalement, le président Jean-Bertrand Aristide est contraint de renoncer à prolonger son mandat. Il fait choix, au grand dam du directoire de l’OPL, de René Préval pour représenter le mouvement Lavalas à l’élection présidentielle du 17 décembre 1995. Ce scrutin tenu dans l’indifférence totale de la population – un taux d’abstention de 70% d’électeurs - est remporté par René Préval à 87,9% des votes devant Victor Benoît (2,5% des votes).
Un quinquennat de crise
« Le 7 février 1996 marque non seulement l’inauguration de la présidence de René Préval (1996-2001) mais aussi, et surtout, le début d’une crise politique larvée », précise Sauveur Pierre Étienne. Il souligne que René Préval a dû faire face à l’héritage très lourd légué par l’ancien président Aristide : le dossier des réformes économiques exigées par la communauté internationale, la décomposition des institutions étatiques, ainsi que la pratique lavalassienne d’élimination d’opposants politiques gênants.
Un gouvernement de coalition dirigé par le Premier ministre Rosny Smarth, mais contrôlé par l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, la doublure de René Préval, est formé. Ledit gouvernement aura pour tâche de mettre en application les réformes économiques prévues par l’Accord de Paris, signé au mois d’août 1994, par les principaux bailleurs de fonds internationaux et les représentants du président Aristide, dont Camille Chalmers et Renaud Bernadin. L’ancien président Jean-Bertrand Aristide s’oppose ouvertement à ces réformes qui consistaient notamment à ouvrir les entreprises publiques à des investissements privés.
Le gouvernement de transition doit aussi organiser les élections du 6 avril 1997. L’Organisation fanmi Lavalas, le nouveau parti politique de Jean-Bertrand Aristide, créé en 1996, est accusé de fabriquer les résultats des élections proclamés par le CEP. « Des accusations confirmées par les rapports des observateurs internationaux dont ceux de l’OEA », rappelle le professeur Sauveur P. Étienne. Ces élections donnent lieu à une grave crise politique marquée par un bras de fer entre le président René Préval et l’OPL, parti majoritaire dans les deux chambres. Le Premier ministre Rosny Smarth a dû démissionner et l’OPL a refusé de valider les pouvoirs des parlementaires issus de ces élections. Les quatre Premiers ministres désignés pour succéder à Rosny Smarth, dont Hervé Denis à deux reprises, n’ont pas eu la bénédiction du Parlement. Sauf Jacques Édouard Alexis qui avait franchi l’étape de ratification de son choix. Pour se venger, le président René Préval a constaté le 11 janvier 1999 la caducité de la 46e législature.
Le Parlement étant dysfonctionnel, le président René Préval n’a plus d’obstacles pour installer un nouveau gouvernement et lancer le processus électoral devant lui permettre de remettre le pouvoir tranquillement à Jean-Bertrand Aristide.
S’en sont suivies les élections du 21 mai 2000 qui plongeront le pays dans une crise postélectorale complexe. Puis, viendra le scrutin présidentiel du 26 novembre 2000 oppose Jean- Bertrand Aristide au pasteur Dumas J. Arnold. L’ancien prêtre de St-Jean Bosco est déclaré vainqueur de ces joutes électorales ayant enregistré un taux d’abstention record de plus de 90% des votants potentiels. Jean Bertrand Aristide prête serment le 7 février 2001 au Palais national. Parallèlement, la Convergence démocratique, regroupant les partis politiques de l’opposition, donne investiture à son propre président, le professeur Gérard Gourgue. « Le bras de fer entre Aristide et la Convergence démocratique qui va durer trois ans plongea ainsi le pays dans une crise politique, économique et sociale rappelant les trois du coup d’État de 1991-1994 », fait remarquer Sauveur Pierre Étienne.
L’auteur retrace un ensemble de faits, les uns plus malheureux que les autres, ayant porté des organisations de la société civile à travers le Groupe des 184 à s’allier à l’opposition politique dont la Convergence démocratique pour lancer le mouvement GNB contre le pouvoir Lavalas. L’Université d’État d’Haïti jouait un rôle de premier plan dans ledit mouvement. Dès la fin de l’année 2001, un groupe d’anciens militaires basé en République dominicaine lance un mouvement armé contre le pouvoir Lavalas. L’ancien commissaire de police Guy Philippe a rejoint le mouvement plus tard. Ce qui a marqué un tournant dans le soulèvement armé. « Les États-Unis d’Amérique, de concert avec la France et le Canada, organisent le départ de Jean-Bertrand Aristide à l’aube du 29 février 2004 », rappelle Sauveur Pierre Etienne. Le régime Lavalas, avance-t-il, entraîne dans sa chute toutes les institutions du pays : la présidence, la Primature, le Parlement, la PNH et l’administration publique.
Jean-Bertrand Aristide étant écarté du pouvoir, l’ambassadeur américain de l’époque, James B. Foley, a fait choix du président de la Cour de cassation, Me Boniface Alexandre, pour le remplacer. Celui-ci, rapporte l’ancien dirigeant de l’OPL, a prêté serment devant l’ambassadeur américain, de nuit, à la lueur d’une lampe à kérosène, en présence du Premier ministre sursitaire Yvon Neptune. Un camouflet pour le Groupe des 184 et alliés qui avaient leur président en poche. Cet épisode est aussi une triste fin pour Jean-Bertrand Aristide qui incarnait l’espoir de tout un peuple et le début d’une nouvelle période d’incertitude pour Haïti.

Jean Pharès Jérôme
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