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« Haïti n’est ni un cauchemar ni une carte postale »

samedi 24 juillet 2021 par Charles Sterlin

Après l’assassinat du président Jovenel Moïse, mercredi 7 juillet, l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens revient sur l’histoire de cette île dont elle dépeint les fractures, mais aussi les ferments d’espoir d’une jeunesse avide de faire citoyenneté.

Tribune. Ne voulant surtout pas réagir à chaud à l’assassinat du chef de l’Etat haïtien, j’ai décliné les sollicitations des journalistes. Réagir à chaud, c’est souvent amputer un événement de ses causalités profondes. A travers les inévitables raccourcis par lesquels on traite les informations qui font la « une », on finit par alimenter, malgré soi, le réservoir abyssal des clichés et préjugés. Et quand un événement aussi spectaculaire s’est déroulé dans un pays comme Haïti, la tentation est encore plus grande de se retourner vers l’abyme des poncifs.

Parce qu’Haïti, plus que tout territoire, a cette capacité d’affoler le logos de qui ne veut ou ne peut pas sortir de sa zone de confort intellectuel, tant cette île est à la fois emblématique, récalcitrante et dérangeante. Or, qui n’a pas saisi la place qu’a tenue Haïti dans cette modernité, ce modèle-monde dominant dans sa genèse, son déploiement transatlantique, ne verra dans ces événements que du feu, à savoir encore un coup d’Etat, encore la pauvreté, encore du sang et, par-dessus tout, encore ces nègres.

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Il faut toujours rattacher les événements d’Haïti à un incontournable faisceau d’explications qui tient en quelques points : son impensable indépendance en 1804 (battant en brèche l’esclavage, le colonialisme et le capitalisme naissant) au moment où les puissances occidentales s’apprêtaient à consolider leur empire mondial au XIXe siècle. Indépendance qui faisait d’elle le premier pays du Sud, donc le moule et la matrice (je ne le dirai jamais assez) des relations Nord-Sud.

Elle en connaîtra avant les autres tous les avatars : mise en quarantaine (on dirait aujourd’hui embargo) décidée par toutes les puissances colonialistes de l’époque, paiement d’une indemnité aux anciens colons français de Saint-Domingue pour pouvoir sortir d’une quarantaine de vingt ans. Ce qui a grevé son démarrage d’une lourde hypothèque et l’a entraînée, du même coup, pieds et mains liés dans la spirale d’une dette qu’elle ne finira de payer qu’au milieu du XXe siècle. Haïti a pourtant, durant cette difficile période de quarantaine, aidé Bolivar à libérer cinq pays d’Amérique latine et même la Grèce à arracher son indépendance.

Politique des grandes puissances
Laurent Dubois dans Les Vengeurs du Nouveau Monde (Les Perséides, 2006) rapporte que, déjà en 1801, dans une conversation avec le représentant de la France et de l’Angleterre autour de l’éventuelle indépendance de Saint-Domingue, le président américain Jefferson (1743- 1826) définit pour l’Empire les conditions dans lesquelles le futur Etat, mauvais exemple pour les pays esclavagistes de la région, devrait exister. « Il suffit de ne pas permettre aux Noirs de posséder des navires. » En un mot, Haïti pourra exister comme un grand village de marrons, il n’est pas question de l’accepter dans le concert des nations. Mais cela fait longtemps tout de même, me direz-vous. Et depuis ? Hélas, l’esprit, et même la lettre du propos ont perduré et justifié une politique des grandes puissances durant tout le XIXe siècle jusqu’à nos jours.

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