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Comment le New York Times a conduit son enquête sur le rançonnage d’Haïti par la France et les États-Unis d’Amérique

samedi 28 mai 2022 par Charles Sterlin

À Paris dans les bureaux du New York Times, Le Nouvelliste a pu rencontrer Constant Méheut et s’entretenir par téléphone avec Catherine Porter, deux journalistes du quotidien américain qui ont conduit pendant plus d’une année l’enquête qui a abouti aux articles sur les rançons payées par Haïti à la France et aux États-Unis d’Amérique depuis 1825. Catherine Porter, journaliste de nationalité canadienne, est basée à Toronto au Canada et a visité Haïti plus d’une trentaine de fois depuis le sexisme de 2010. Constant Méheut est journaliste pour le New York Times depuis deux ans. Il est de nationalité française et est basé à Paris.

Frantz Duval : Vous êtes deux parmi les journalistes qui ont travaillé sur le dossier de la « dette de l’indépendance ». Ce dossier concerne plus de 200 ans d’histoire de la République d’Haïti, parce que les articles débutent avec la guerre de l’indépendance et se termine avec la chute de Jean-Bertrand Aristide en 2004. Vous avez sorti un scoop avec les déclarations des ambassadeurs français. Pourquoi ce dossier sur Haïti et la double dette ?

Catherine Porter : Je suis allé plusieurs fois en Haïti. Je me pose toujours des questions. Pourquoi y a-t-il y autant de misère ? Pourquoi il n’y a pas d’infrastructures comme c’est le cas avec les autres pays ? Le Nouvelliste, par exemple, et d’autres médias publient des histoires sur la corruption. Lors de mon 3e voyage, j’ai rapporté un livre de Laurent Dubois sur l’histoire d’Haïti. J’ai lu pour la première fois un passage sur cette dette. Cela m’a frappé. Je me suis demandé de quoi il s’agissait. J’ai cherché des documents et lu tout ce que je pouvais. J’ai consulté plus d’une vingtaine d’ouvrages, mais aucun n’a précisé exactement combien d’argent Haïti a payé. Les historiens ont indiqué en quelle année Haïti a fini de payer et comment elle a payé. A Paris, Constant Méheut a débuté les recherches en fouillant dans les archives pour obtenir la documentation afin de connaitre exactement le montant qu’Haïti a payé et les conséquences de cette double dette sur ce pays. On aurait pu effectuer ce travail il y a cinq ans ou dans cinq ans. Mais le New York Times nous a donné un an pour travailler sur la question. Quand on met 4 journalistes sur le même sujet, on se dit que c’est le moment de le faire.

Frantz Duval : Dans Le Nouvelliste on a repris un article du New York Times. Sur le web, nous en avons vu d’autres. Le travail a été présenté comment et représente quoi ?
Constant Méheut : Nous avons 4 articles qui sont un peu classiques au niveau de l’écriture. Le premier article fait à peu près 9 000 mots et a été publié en anglais. Il résume l’ensemble de nos découvertes et des faits principaux. C’est une partie de cet article qui a été partagé et publié sur Le Nouvelliste. Il y a ensuite 3 autres articles qui eux vont plus en détail sur un certain nombre de faits historiques et qui nous amène jusqu’à la période contemporaine. L’un concerne la banque française CIC. On voulait regarder comment la finance française avait soutiré de l’argent à Haïti suite à la dette de l’indépendance. Un autre article concerne l’implication des Américains. C’est très important de souligner qu’il n’y avait pas que la France, que les Américains ont perpétué un schéma d’extraction financière qui avait été mis en place par les banques françaises. Le dernier concerne la période contemporaine et s’intéresse à l’ancien president Jean Bertrand Aristide et les demandes de réparation. Cela nous paraissait important de voir comment cette histoire qui date de 200 ans fait encore écho aujourd’hui dans les relations des deux pays. Elle est encore dans la mémoire des gens. Elle est encore un sujet de tension. Étant donné que ce travail a duré un an, on a essayé de rendre la chose la plus pédagogique et compréhensible possible. C’est pour cela que l’on a publié un article graphique qui développe nos trouvailles en termes de coûts économiques à long terme. Il y a des graphiques sur le poids de la dette extérieure haïtienne. On montre comment cette dette a pesé dans le sous-développement d’Haïti pendant 200 ans. Puisqu’on a parlé à énormément d’historiens haïtiens, on a rassemblé les données sur la dette. Un travail qui, selon les historiens, n’avait pas encore été fait. On a publié deux autres pages sur la méthodologie, la bibliographie, les sources contactées et les données collectées sur la double dette. On espère pouvoir faire avancer la recherche sur ce sujet.

Frantz Duval : Dans la version papier du New York Times, vous avez publié quoi exactement ?
Constant Méheut : Les publications se font jour après jour. Dimanche 22, on a publié le premier article et l’équivalent de l’article graphique ; ce 23 mai, nous avons publié l’article sur le CIC ; mardi 24, on a publié un article sur l’invasion américaine et mercredi 25 a été publié l’article sur les demandes de réparation et la réponse de la France.

Frantz Duval : 4 jours consécutifs de publication sur Haïti à la une du New York Times ?

Constant Méheut : Oui. 4 jours de publication dans la version papier. Néanmoins, tout a déjà été publié sur le site dès le samedi 21.

Frantz Duval : Quelles sont les principales découvertes de ce travail ?

Catherine Porter : On a fait un état détaillé des paiements. On a découvert que pendant 64 ans, Haïti a versé de l’argent aux descendants de colons et aux investisseurs et actionnaires de banques. Cette somme s’élève à 560 millions de dollars.

Constant Méheut : Ce n’est pas l’unique découverte. Pour reprendre l’idée de Catherine, tous les historiens que nous avons consultés ont estimé que la double dette avait eu un impact sur le développement économique d’Haïti. En revanche, personne ne pouvait mettre un chiffre concret sur le préjudice. C’est ce que nous voulions faire. Au début, on pensait trouver des chiffres chez les historiens ou d’anciens politiciens, etc. Mais on n’a rien trouvé. C’est pour cela que l’on a fait ce travail. A notre sens c’est l’une des principales découvertes. Un détail chaque année des paiements sur la double dette, l’indemnité et le premier emprunt qui a été contracté en 1825 pour la financer. On a trouvé qu’Haïti avait payé en tout 112 millions de francs or aux anciens esclavagistes, aux banques et investisseurs. Ces 112 millions de francs équivalent à 560 millions de dollars aujourd’hui. Mais c’est un coût qui ne représente pas la perte endéveloppement économique pour Haïti. On a ensuite travaillé avec 15 économistes. Ils ont fait une estimation sur ce que vaudraient ces 560 millions d’euros si cet argent était resté en Haïti. Cette estimation s’élève entre 21 et 115 milliards de dollars. C’est l’une des principales trouvailles. L’autre découverte concerne l’implication du CIC. Cette histoire était assez peu connue. On a pu rapporter des choses qui jusqu’à maintenant n’avaient pas été rapportées, notamment combien, en termes de chiffre, le CIC et ses investisseurs avaient gagné. On a été cherché dans les archives de Roubaix où il y a les documents de la Banque nationale d’Haïti. Le 3e article a mis en lumière une histoire relativement peu connue qui concerne l’invasion américaine à Port-au-Prince et surtout l’implication de la National City Bank, l’ancêtre de CityGroup. Cela nous permet de voir comment cette banque a poussé à une invasion qui n’avait pas nécessairement rapport avec la doctrine de Monroe mais pour des raisons financières. Dans le 4e article, on a fait des découvertes sur la riposte française à la demande de restitution d’Aristide, les coulisses de cette réponse française, et ce que nous disent les ambassadeurs.

Frantz Duval : Vous avez cité deux anciens ambassadeurs français en Haïti. Cela a été facile d’obtenir leurs témoignages, leurs opinions sur les évènements de 2003 et 2004 ?

Constant Méheut : Cela n’a pas été particulièrement ni facile ni difficile. Je pense qu’ils ont compris qu’on avait fait beaucoup de travail, qu’on a eu beaucoup de détails. On a fait deux entrevues très longues avec les deux. Les deux n’ont pas dit les mêmes choses. Yves Gaudeul n’était pas là quand Aristide a quitté le pouvoir. En conséquence, il ne pouvait pas répondre sur les raisons du départ d’Aristide du pouvoir. Thierry Burkard, lui, n’était pas là au début de la demande de restitution et de réparation d’Aristide. C’est dans la mise en cohérence des deux témoignages que nous avons pu retracer l’histoire de cette année et demie autour de cette demande de réparation.

Catherine Porter : Je veux ajouter qu’on a effectué des recherches de généalogie pour retrouver les descendants d’anciens colons qui ont reçu les plus grands paiements. On a parlé avec une trentaine de personnes. La plupart des personnes interrogées ignoraient complètement cette histoire. Ces faits étaient complètement occultés en France. Certains ignoraient que leurs familles avaient une histoire en Haïti. On a fait des recherches pour comprendre comment dans les écoles en France les étudiants ignorent l’histoire d’Haïti, de l’esclavage, de l’indépendance et de la double dette. Comme Canadienne qui voyage souvent en Haïti, cette histoire m’a paru importante. C’est étonnant que cette histoire soit ignorée en France.

Frantz Duval : Ce travail a été publié en anglais dans le New York Times. Mais vous avez quand même pris le soin de le traduire en français et en créole. Pourquoi ?

Catherine Porter : On l’a traduit en français parce que cela concerne la France et on voulait que les gens en France puissent le lire. Tous les grands articles que j’ai publiés concernant Haïti ont été traduits en français. Mais la nouveauté est la traduction créole. On a pensé que c’était vraiment important de publier une version en créole et gratuite, car on s’est appuyé sur l’histoire d’Haïti. On a recueilli des témoignages de gens de Dondon, de Port-au-Prince et d’autres zones qui ne parlent que le créole. Si l’on fait un reportage sur l’histoire d’Haïti, on a pensé que c’est important que les gens puissent y avoir accès dans leur langue. La majorité des gens parlent créole et non le français.

Valéry Daudier : Comment ont réagi les médias français à propos de ces publications ?

Constant Méheut : Ils n’ont pas beaucoup réagi pour l’instant.

Frantz Duval : On a vu un commentaire du directeur de la CUC.

Constant Méheut : Effectivement c’est la réaction la plus notable et officielle. Son directeur général a annoncé que ladite banque va financer des recherches historiques dans son passé en Haïti. Il n’y a pas encore de réaction de l’Elysée ni du ministère des Affaires étrangères. Il y a très peu de réactions dans les médias aussi.

Frantz Duval : Rien non plus aux Etats-Unis avec la City Bank ?

Catherine Porter : Rien pour le moment. On verra.

Propos recueillis par Frantz Duval et Valéry Daudier

Retranscription : Jean Daniel Sénat.


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