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Zafèm, porteur d’un son nouveau

jeudi 9 juillet 2020 par Charles

Dès l’intro, on pouvait présager quelque chose de formidable. L’équipe, qui se rapproche beaucoup d’une sorte de philharmonie que de ce que beaucoup considèrent dans leur tête comme un groupe konpa de la génération post-86, ouvre le bal avec une adaptation instrumentale de « Mon konpè » de Eddy François. Le son déjà incantatoire de ce chef-d’œuvre du chant rasin est incrusté ce soir-là de jazz, et parfois même de baroque.
Sans transition trop longue, Réginald se dégage de l’ombre partielle dans laquelle la salle était plongée armée de sa guitare espagnole, capotant un chapeau de pirate, un bras noué d’un mouchoir bleu, et chante « Il neige sur le Lac Majeur » de Mort Schuman. Sa voix toute puissante résonne comme un appel à la prière. On dit ici la prière, à défaut de trouver le mot qu’il faut pour expliquer cet esprit de communion entre les milliers de viewers et le jeune groupe porté sur les fonts baptismaux ce soir-là quelque part depuis une salle new yorkaise.
Dener Céide devient lead pour la première fois dans cette soirée sur une reprise d’un traditionnel sur Ogou Feray. En plus de pousser la chanson avec sa voix jazzée, il nous fait entendre par moment la voix de Malcom X ; il fait se défiler sur les écrans des archétypes de la cause noire dont Dessalines, Marcus Garvey… En introduisant la chanson il déclare : « Quel que soit le mouvement black qui se fait dans le monde, il se doit de s’inspirer de 1804, de 1791, d’Haïti. » C’était une vraie célébration de nos héros.
Le topo étant dressé, s’enchaîne alors un voyage au travers de notre immense répertoire. « Ayiti bèl fanm » du concours d’American Airlines ouvre cette chaise musicale. Nos chansons de ronde enfantine ne sont pas laissées pour compte. Ils en interprètent quelques-unes dont « Al’on bèl ti wòb ». Ce medley ouvre la voix sur un dialogue où chaque instrument et chaque musicien a le temps de s’exprimer.
Les voix reviennent sur Tezen avant de laisser la place à la poésie de André Fouad qui rend hommage à Georges Castera, Farah Martine Lhérisson… Le poète ferme sa séquence avec des évocations de quelques titres se retrouvant dans son recueil de poèmes « Flè zili » fraîchement lancé. Une partie de poésie dans un concert de konpa, il faut avouer que ce n’est pas la norme.
La présence du guitariste Makarios Césaire est signalée et là, quiconque peut jurer que le choc des titans est bien lancé sur cette scène. Vous ne l’auriez pas cru si vous ne l’aviez pas vu : Zafèm fait tout un show avec l’instrumental Cowboy de Ibo Combo qui sert de générique au journal de 4 h de Liliane Pierre- Paul. L’éminent guitariste a prouvé une fois de plus sa virtuosité.
Marc Anthony à qui on compare Réginald pour lavelouté de leur voix respective, prend place dans le tracklist de Zafèm. « Para que nunca te vayas », connu pour son clip qui invite au voyage a attesté d’un certain cousinage entre les deux voix. Paul El Sadate s’invite dans le spectacle avec un name droppping ponctué de noms de groupes du HMI. Le poète tend à encourager l’unité pour sortir la musique de son seul cadre. Un message assez subliminal au regard de ce qui se passe sur la scène ce soir-là. A la pause, un groupe de tambourineurs nous ont occupés avec des acrobaties et un beau dialogue entre les différentes déclinaisons de leur instrument fétiche exprimant nos différents rythmes. Les deux agiles danseuses n’étaient pas du tout en reste dans ce numéro.
A la dernière ligne droite c’est d’une part le retour de reprises de classiques aux goûts nouveaux de Zafèm et de l’autre le rapprochement vers les anciens succès de Réginald. En effet il passe à travers « Africa » de Skah Shah, « Antann poun Antann nou » de Coupé Cloué avant d’aborder le tube « Rezilta » de Zenglen et « Fiyèl » de Fasil. Le rideau se referme sur « Savalou », l’unique titre à ce jour du groupe. Comme pour les autres, la barre est dressée très haut en ayant pour esquisse un son souvent « polychrome ».
Ticket Magazine, dans la foulée du show, a donné la parole à des musiciens en dehors de Zafèm. Et chacun y va de son appréciation du baptême du nouveau-né. Fanfan Tibòt, sans désapprouver, affiche sa perplexité en ce qui concerne la nature du groupe. « C’est un groupe avec bien des génies, 4 d’entre eux sont des anciens de Tabou. C’est assez pour se faire une idée de leur niveau. Mais là où j’ai des questions, c’est qu’elle est la nature de ce groupe ? Est-ce du Konpa, du Jazz, de la musique Rasin, ou une fusion de deux ou plusieurs ? Ce n’est pas un reproche mais une remarque sur laquelle j’aurais souhaité qu’on m’éclaire », confie-t-il.
Philippe Saint-Louis encense la soirée tout en soulignant quelques imperfections tant ou niveau technique que dans le band. Pour lui, le keyboardiste et la chorale n’étaient pas au top et il s’interdit de les juger sur une seule fois. Quant au reste, il estime que c’est le top. « Il est rarissime de voir un groupe haïtien rendre hommage aux tambours comme cela s’est fait dans le concert. Pour moi, c’était le clou du spectacle. De leur approche je vois leur capacité à s’ouvrir à d’autres marchés, à d’autres publics. Mais ma jubilation ne va pas sans une inquiétude : peut-on parier sur un groupe qui a deux guitaristes de grand acabit ? Est-ce que l’égo, la rivalité ne vont pas prendre le dessus ? Le chanteur est au top, tout semble être plus que parfait. Je pense sincèrement que le management doit être un tiers dans tout ça, pas Dener ni Réginald. S’ils se concentrent uniquement sur la musique, l’on peut oser espérer de très beaux lendemains pour Zafèm », explique-t-il.
« Superbe ! Magnifique ! Je les ai appelés dans la foulée du spectacle pour les féliciter et leur dire bienvenue dans l’avant-garde », s’extasie Jacky Ambroise de Strings. Pour lui, Zafèm, dans la lignée de Strings, veut nous libérer d’une certaine limite qui s’est imposée avec le temps. « La musique haïtienne est aussi riche que celle de Brésil ou de la République dominicaine. Elle est plurielle. Par conséquent, il paraît réducteur de la limiter qu’à un genre. Zafèm s’est employé dans ce live à faire découvrir plusieurs genres. Les oreilles haïtiennes ont justement le choix d’écouter quand elles veulent autant que le Konpa, le folklore, du jazz, de la musique classique », dit-il.
Fabrice Rouzier, maestro émérite de Mizik Mizik, y voit le retour d’une façon de faire qui a été noyée il quelque 20 ans. « C’est une excellente initiative d’enrichir le Konpa d’autres rythmes du terroir. Ça a l’air nouveau et c’est de bonne guerre, mais je vois revenir une façon qui était courante à l’époque des Frères Déjean, par exemple », fait-il remarquer. Pour lui, avec Makarios et Dener qui ont des expériences en dehors de la sphère haïtienne, le groupe peut aller vers d’autres marchés et ne pas se contenter de quelques bals dans le contexte haïtien. Il monte pratiquement à bord.
Pour Johnny Célicourt, alias Djecee, c’est un super show côté musical. Là où ça craint, c’est au niveau technique et aussi l’arrangement tout au début. « J’étais inconfortable à l’idée de passer d’une incantation vodou à la variété française. Venant de Dener, apôtre infatigable de la droite, c’est un choix étonnant », dit-il. Sinon, c’était excellent sur les autres points. En ce qui concerne le mélange de plusieurs genres, il déclare : « C‘est un risque. Moi, je paierais pour aller voir Zafèm dans ce registre-là, quelques autres personnes aussi, mais on n’est rien dans la majorité habituée avec un certain Konpa qui fait office de standard depuis quelque temps. Mais sachant que Dener et Makarios sont des artistes qui ont un pied dans d’autres marchés, il est fort à parier qu’ils sauront comment s’y prendre pour délivrer la marchandise là où il le faut. »

Chancy Victorin


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