MosaikHub Magazine

Sept ans qui m’ont forgé le caractère

mardi 23 novembre 2021 par Charles

OU
Mon passage au Lycée Alexandre Pétion(LAP)
PAR Yvon ORESTE

Je suis rentré au lycée plein d’a priori. En effet, à l’École Jean Marie Guilloux d’où je venais on avait une peur bleue des élèves de lycée en général, de ceux du Lycée Alexandre Pétionen particulier. Nous étions trop proches voisins pour ne pas vivre quelques petits heurts dont ces derniers sortaient toujours vainqueurs. De là à me trouver au beau milieu de ceux que je craignais hier, il a fallu un temps pour m’imprégner de l’âme lycéenne ! Temps qui a été fortheureusement de courte durée.

Au cours du premier trimestre de l’année académique 1977-1978, il y eut un « vannay ». J’ai eu droit à mon coup de « rigouase » comme tous les autres camarades. Mais contrairement à beaucoup, j’ai crié à l’injustice car à la maison ou à l’école primaire on me punissait pour les fautes que je commettais. Voilà que j’étais battu sans avoir fait la moindre peccadille. Mon seul tort ayant été d’être de la 6e II et d’avoir été présent en classe ce jour-là. Je rentrai à la maison « courroucé » comme un coq à la sortie du ring. Ma mère fondit en larmes et demanda à monpère de me retirer du lycée dès le lendemain.La nuit portant conseil, mon père me proposa le lendemain de retourner en classe mais il me promit de m’inscrire ailleurs à la plus prochaine « injustice » dont je pourrais sortir victime.J’acceptai le marché. Une ou deux semaines plus tard, mon immersion dans l’ambiance d’une classe surchargée où l’on avait beaucoup d’heures creuses que les camarades comblaient par des « jeux de société »ou des palabres à n’en plus finir, fut telle que je pris ma première résolution - que je ne partageai,bien sûr, pas avec mes parents - : « Je ne resterais point de marbre si les camarades s’avisaient des’agiter. Je prendrai part aux turbulences. Quitte à être puni pour ce que j’aurai fait de mal. » Ainsi était réglée la problématique de « l’injustice » ! Peu de temps après, j’ai bu une bonne rasade de l’âme lycéenne le jour où le professeurd’anglais, Maître Verna, (alias « Maître Estoy Limonade » pour nous), ne pouvant tenir la classe,consentit de guerre lasse à appeler à la rescousse les « disciplinaires » du lycée.Ce matin-là je n’étais pas d’humeur à prendre part aux agitations de la classe. Aussi, avais-jeattiré l’attention de M. Verna sur le comportement paisible de toute la travée où j’étais assis. Enconséquence, lorsque trois « metteurs d’ordre » arrivèrent, Me. Verna désigna les deux autresrangées pour être punies. Après avoir accompli leur œuvre, les ‘trois mousquetaires’ laissèrent lasalle, fiers de leur besogne accomplie avec conscience. 1 Prononcer « Van Naille » : châment corporel inigé à toute une classe. 2 Fouet fait de nerf de bœuf dont on se servait pour corriger les enfants tant à la maison que dans lesétablissements scolaires. On le trouve encore aujourd’hui dans certaines familles.1

Le meneur du jour, insatisfait de la fin de l’histoire, partit à la suite des « +tourmenteurs+ » pourleur tenir ce discours+ :+« +Il n’est pas juste de punir les deux tiers d’une classe et de ménager untiers+ !+ » Les disciplinaires non fâchés de trouver de nouvelles victimes revinrent sur leurs pas ettabassèrent la section auparavant épargnée. Je reçus cette fois-ci mon coup de rigouase qui merévolta plus fort que celui du premier trimestre. Sans réfléchir, ni même nous concerter, un autrecamarade et moi bondîmes pour interpeller le surveillant général en dénonçant celui qui était lacause de tout. De fait c’était lui, qui tôt dans la matinée, avait commencé à appeler le maîtred’anglais « +Estoy Limonade+ » au grand dam de celui-ci. Le surveillant se fraya alors un cheminentre les bancs pour arriver jusqu’à nous (le camarade et moi)+ ; il nous fit passer pour toujours legoût du mouchard. En cognant sur nous plusieurs fois il eut ces seuls mots+ : « +On n’a pas besoinde traitres au Lycée+ !+ » LEÇON APPRISE+ : MÊME SI NOUS POUVONS AVOIR À NOUSPLAINDRE LES UNS CONTRE LES AUTRES, DEVANT L’ÉTRANGER NOUS DEVONSRESTER SOLIDAIRES.Ce sentiment d’unité nous a emplis pendant toute notre vie au Lycée. Il était évident dans lesgroupes de travail que nous avons constitués depuis la classe de cinquième et qui ont étémaintenus jusqu’en terminale. Après les cours, nous restions dans la salle pour nous entraider.Nous mutualisions nos compétences. Le plus calé dans une matière prêtait main forte aux autres.Ainsi nous progressions tous ensemble, ou presque.Le plus bel exemple de succès de groupe a été vécu en juin 1980, à la fin de la classe de 4e. Aucours de cette année académique 1979-1980 nous avions travaillé comme des forçats. Nous nousréunissions presque tous les après-midi pour traiter des exercices de mathématiques et dephysique. Le jour de la remise du carnet scolaire, le Directeur, M. Antonio Occil (aujourd’huidisparu) a fait distribuer le bulletin à toutes les autres classes sauf à nous. Lorsqu’on a eu terminéavec tout le monde, il a commencé à nous sermonner+ ; nous traitant de paresseux. Nous étionsplutôt désappointés car nous n’avons ménagé aucun effort, avons sué sang et eau pour finir parnous entendre qualifier de paresseux par celui qui détenait les résultats, fruits de nos peines.Finalement, il s’esclaffa de rire en prononçant les dents serrées comme à son habitude : La classeest admise+ ! Inutile de dire que nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre et que personne ne sepréoccupait de savoir qui a eu la meilleure ou la plus faible moyenne. La Classe était admise entroisième. C’était l’essentiel+ ! LEÇON APPRISE+ : AVEC BEAUCOUP D’EFFORTS ET DEL’ENTRAIDE, ON PEUT VENIR À BOUT D’OBSTABLES AUTREMENT INSUR-MONTABLES.Le Lycée nous a muris plus que ne le ferait aucun établissement privé. Issus pour la plupart dela classe moyenne, disons mieux, du prolétariat, voire du sous-prolétariat, nous savions que nousétions des boursiers de l’État. Nous ne pouvions nous permettre d’échouer. Nous avons d’ailleurs2
vu le sort de ceux qui ont raté les examens de passage et qui ont dû abandonner définitivementl’école. Nous serrions donc les dents pour ne pas vivre une telle catastrophe. Nous étions devéritables petits adultes. Toujours en classe de 4e I, un camarade a commis une faute grossière. Le surveillant général estvenu régler la question en pleine salle. La peine+était extrême : le compagnon était chassé duLycée. Cette sanction est tombée tel un couperet. Nous étions sans souffle. Mesurant l’ampleurdes dégâts, le désespéré a vite fait de se jeter aux pieds du surveillant qu’il a saisi par la taillepour lui dire+d’une voix blanche de condamné à mort+ : « +Non Maître+Chéry ! Vous ne pouvez pasfaire cela+ ! Vous savez bien que vous ne le pouvez pas+ ! Vous êtes un ‘Papa bon cœur’+ !+NonMaître+ ! Ne faites pas cela+ ! » Toute la classe a vibré en entendant ce cri déchirant. Del’adrénaline nous a tous traversés, y compris certainement le surveillant général lui-même.Retournement immédiat de la situation. Le fautif a été gracié sur le coup. LEÇON RETENUE+:SACHANT D’OÙ NOUS VENIONS, L’ÉCOLE ÉTAIT LA CHANCE À SAISIR MÊME S’ILFALLAIT POUR CELA ACCEPTER D’ÊTRE ÉCORCHÉ VIF ICI ET LÀ AVANT LA FINDU PARCOURS.Nous étions solidaires surtout dans la pratique de bonnes choses. Au début de l’année 1980-1981, en classe de Troisième D (une tradition veut que ce fut, à l’époque, la meilleure section auLAP, n’en déplaise à ceux des trois autres sections), deux camarades furent relégués enTroisième B pour une faute qu’ils ont commise. Cela nous a tous affligés. Mais plutôt que denous morfondre, l’un de nous a pris l’initiative d’écrire une lettre au Directeur Siméon (quiaujourd’hui n’est plus). Toute la classe a signé. Dans cette lettre il était dit que nous étions tous prêts à payer quel que soit le prix en vued’obtenir le retrait de la mesure disciplinaire infligée à nos deux camarades. Le Directeur aapprécié cette démarche+ ; il est venu personnellement dans la classe nous féliciter de l’initiativeet il nous a rendu nos ‘frères’. LEÇON RETENUE+ : NE JAMAIS LÂCHER UN CAMARADE,SURTOUT LORSQU’IL EST AU FOND D’UN GOUFFRE.Sans nous mener à l’orgueil, le lycée nous rendait fiers en dépit de notre pauvreté. Les succès denos aînés étaient nôtres et nous nous apprêtions à devenir des modèles pour nos successeurs. Nous étions particulièrement fiers de nos instructeurs. Ces derniers ne se contentaient pas denous transmettre leurs savoirs, c’était nos conseillers dans la vie. C’était des forgeurs decitoyens, des bâtisseurs d’hommes. La vingtaine d’enseignants qui ont formé ma promotion auLycée Pétion méritent tous que je leur rende un hommage bien mérité. Malheureusement, letemps et l’objectif de ce texte ne permettent pas de m’engager dans cette voie. Qu’on acceptecependant que je trie quatre de ces colosses aux pieds desquels nous avons reçu le pain del’instruction+ : Je revois encore Me. Jean-Baptiste Blanchard, tout jeune, nous distribuant son savoir en tantque professeur de français+ ; il étudia avec nous les neuf parties du discours, la formation des3
mots de la langue de Voltaire+ : formation populaire et formation savante. Ainsi, la langue latinen’était pas une langue morte+ ; elle prenait vie à travers les mots qui en découlaient. Que deplaisirs avons-nous eues à apprendre de succulentes expressions que nous ont servi par la suitelors des joutes oratoires dans les clubs artistiques et littéraires+ ! Plus d’une fois, nous avons eu àvivre la réalité de ces expressions. En effet, en certaines occasions ne sommes-nous pas obligésde « +franchir le Rubicon+ » après « +avoir tranché le nœud gordien+ » pour ne pas rester en chemin+ ?Parfois cependant nos efforts restent vains et s’assimilent à « +mettre Pélion sur Ossa+ ». Le pirearrive lorsque « +nous passons sous les fourches Caudines+ » d’un adversaire, lequel a, peut-êtresans le savoir, « +une épée de Damoclès+ » suspendue sur sa tête. L’enseignant ne se contentait pasde nous faire connaître ces expressions, il nous les faisait découvrir en nous racontant le mytheou l’histoire qui se cachait derrière chacune d’elle. MERCI MAITRE BLANCHARD. VOUSMÉRITEZ NOTRE RECONNAISSANCE ÉTERNELLE POUR VOTRE EXCELLENTTRAVAIL ACCOMPLI AVEC NOUS+ !Globotruncana+ ? Ce nom barbare n’évoque presque plus rien pour les lycéens de ma génération.Qui se souvient de la théorie de Wegener sur la dérive des continents+ ? Que dire de la tectoniquedes plaques+ ? Qui aujourd’hui peut exposer sur la maturation des plantes+ ? Sauf exception, laplupart d’entre nous avons tout oublié. Pourtant, il suffit de prononcer le nom de Madame MonaBasse Anthony pour faire remonter à la mémoire notre professeure de géologie et de biologie.On se rappelle bien ses mises en garde contre la débauche, le vagabondage+ ; elle nous conseillaitmême dans le choix de notre carrière future+ ; elle était plus qu’une professeure de sciencesnaturelles+ ; elle nous orientait dans la vie comme le ferait une mère attentionnée. D’ailleurs ellegarde aujourd’hui encore vives les relations qui ont été tissées avec tous ceux qui se font ledevoir de lui dire un mot de temps à autre. Que madame Basse trouve ici l’hommage que desgénérations du LAP lui vouent. MERCI MADAME BASSE. VOUS AVEZ ÉTÉ ET VOUSÊTES ENCORE LA MÈRE QUE NOUS CHÉRISSONS TOUS+ ! NOUS VOUS AIMONS DUFOND DE NOS CŒURS+ !Avec Me. Joseph Désir, qui nous a devancés dans la tombe, les cours de Littérature allaient au-delà de l’analyse des écrits des auteurs. Nous apprenions à raisonner. Tout sujet était« $décomposé en ses termes essentiels afin d’en dégager le sens+ », j’ai cité ce colosse. C’est cesens bien compris qui indiquait la façon dont le traitement serait fait. Cette méthode de travailnous permettait de nous en sortir face à n’importe quel sujet sans qu’on ait besoin de mémoriserdes dissertations+ ; elle me guide aujourd’hui encore dans ma vie professionnelle. Lorsqu’un cours de Me. Désir me plaisait tout particulièrement, je me mettais debout dans lasalle et répétais pour toute la classe+ : « +Lè m gran, m pral fè Mèt Désir+ !+ » Il affectionnait tantcette boutade que des années après le lycée il me la répétait chaque fois que nous nousrencontrions en présence d’une tierce personne.Rares sont les élèves qui gardent de bons souvenirs de leur prof. de mathématiques. M.Emmanuel Fils-Aimé (qui n’est plus de ce monde) fut mon modèle. On ne pouvait lui poser4
une question si ses notes n’étaient pas, pour le moins regardées. Il n’acceptait pas qu’un élève luidise qu’il n’a RIEN compris. En pareil cas sa réponse était toute faite+ : « +Ta place n’est pas ici+ ».Avait-il vraiment tort ? Cependant celui qui pouvait situer la zone de difficulté et qui donnait lesbonnes réponses aux questions qui allaient au fond du problème trouvait par lui-même ce qu’ilcherchait grâce à cette façon habile dont le maître conduisait le raisonnement. On ne fait pasmieux aujourd’hui encore. EN RAMENANT DIRECTEURS OCCIL, SIMÉON, MAITRESDÉSIR, FILS-AIMÉ, AU BON SOUVENIR DES ANCIENS ÉLEVES DU LAP, JE VEUXLEUR RENDRE UN HOMMAGE POSTHUME QU’ILS MÉRITENT BIEN.J’ai passé plusieurs années à enseigner dans le privé+ ; cela sonnait très mal à mes oreilles lorsquej’entendais un camarade appeler un autre+ : « +Élève+ !+ » Terme impersonnel, vague et froid. Demon temps, les lycéens s’appelaient par leurs noms ou par un sobriquet. Quelques rappels quifont sourire+ : Bœuf (pour sa force physique), Konatra (pour la grande pointure qu’il chausse),Perroquet (pour son nez en bec de perroquet), Ti Mahotière (parce qu’il venait de cette zone deCarrefour), Tête d’Or (pour la couleur dorée de sa chevelure) … Il n’y avait pas d’« +étrangersans nom+ » dans les classes. On se connaissait tous. Ou presque. Quelle harmonie+ !Aurais-je mesuré la valeur de la camaraderie avec autant de précision+ ? Aurais-je pesé avecautant de justesse l’importance du partage+ ? Aurais-je savouré le prix de l’effort commun+ ?Aurais-je fréquenté autant de maîtres-pères-mères-formateurs tout à la fois+ ? Que de leçonsapprises durant ces sept années de vie au Lycée Alexandre Pétion+ ! Que sommes-nous devenus+ ? Quelques-uns ont réussi leur vie+ ; d’autres trament dur pourjoindre les deux bouts. Certains enfin tirent le Diable par la queue pour exister encore.Je répète toujours que les plus fortes amitiés se sont nouées sur les bancs de l’école. Pour ne pasfaire de jaloux je ne cite aucun nom de camarades. Tous savent que je les porte sur mon cœur. Ily en a que je rencontre assez souvent. Une ou plusieurs fois l’an. Il y en a d’autres que j’aiperdus de vue+ ; mais il suffit d’un coup de fil pour ramener à notre mémoire des moments quenous avons vécus ensemble et qui nous ont marqués pour toujours.Beaucoup ont disparu ou vivent à présent en terre étrangère+ ; le risque que l’on ne se revoie plusjamais est patent. Néanmoins, il est certain que plus d’une fois un visage rencontré à la croiséed’un chemin ici ou là-bas aura le mérite de nous rappeler l’espace d’un cillement que ce facièsappartient à quelqu’un ou rappelle celui de quelqu’un qui a usé ses fonds de pantalon sur lesbancs de ce vieux lycée+ ; quelqu’un qui a bu en même temps que nous l’eau du savoir à la RuePétion à l’entrée (ou à la sortie) du Bel Air, au Lycée Alexandre Pétion qui aujourd’hui compte205 ans3+ ! Yvon ORESTE, Biade pour les PéonlycéensPROMOTION : OCTOBRE 1977- JUIN 19843 Texte écrit en mars 2016 pour commémorer le bicentenaire de la fondaon du LAP, et révisé en novembre


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