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La banane de la colère

mercredi 14 mai 2014

L’arme du crime était une banane. Elle a déchainé les colères, fait trembler les réseaux sociaux et agité jusqu’à la présidence de la république brésilienne à moins de cinquante jours de la Coupe du monde de football.

La scène a eu lieu le 27 avril, au stade Madrigal, en Espagne. Le FC Barcelone affronte l’équipe de Villareal. En difficulté, l’équipe catalane sollicite sa défense et tente de s’extirper de l’offensive de Villareal. C’est alors que le défenseur brésilien Daniel Alves reçoit à ses pieds une banane d’un supporter adverse. Le geste raciste a de quoi choquer. Mais le défenseur ramasse le fruit avec une spontanéité impressionnante avant de l’engloutir et continuer le match sereinement (la vidéo ici). Applaudi par le monde entier, le joueur se justifie, entre amusement et lassitude : « Cela fait 11 ans que je suis en Espagne et depuis 11 ans c’est pareil. Il vaut mieux rire de ces attardés. On ne va pas réussir à changer ça, donc il faut prendre les choses en riant et se moquer d’eux ».

Profitant de ce succès, son compagnon de terrain, la star brésilienne Neymar a décidé de lancer une campagne sur twitter, tenant une banane à la main, accompagné de son fils, et légendé du hashtag #somostodosmacacos (nous sommes tous des singes). Retweeté plus de 4 000 fois en trois jours, l’image devient rapidement virale et le tout Internet suit la mode.

L’ancien joueur brésilien Roberto Carlos, l’attaquant Fred, les chanteurs Ivete Sangalo et Michel Telo, ou encore le français Eric Abidal, tous ont reproduit la photo du joueur brésilien pour montrer leur soutien.

Sous ses airs bon enfant, cette protestation originale et joli coup de pub de l’idole brésilienne des faubourgs de Santos n’a rien d’une initiative spontanée. Le portail Meio e mensagem a révélé le 28 avril que l’événement était le fruit d’une campagne de communication préparé par Loccuda il y a une quinzaine de jours, l’agence de publicité pauliste de Neymar. Dans un entretien, son président, Luciano Huck, admet que le geste de Daniel Alves était l’occasion opportune pour lancer la campagne avec le jeune prodige du barça, notamment en commercialisant des t-shirt avec le hashtag désormais célèbre. Alves, qui assure avoir fait ce geste instinctivement, précise avoir été mis au courant des « préparatifs » de son coéquipier.

Qu’importe dans le fond. Dilma Roussef a salué la « réponse audacieuse » du défenseur de l’équipe barcelonaise. Une manière de réitérer son engagement de faire de la Coupe du monde « le porte drapeau du combat contre la discrimination raciale ». Et de s’inscrire dans les pas du Pape François qui, malgré son impossibilité d’assister au match d’ouverture du mondial, passera un message prônant la lutte contre le racisme qui sera lu par un des joueurs de la sélection brésilienne.

Au pays du football, où la question raciale est omniprésente, cette opération de communication ne suscite toutefois pas l’unanimité. Le pays, qui se veut une « démocratie raciale » reste profondément marqué par le legs esclavagiste (ici). L’assimilation aux primates fait évidemment grincer des dents. Pour certains la comparaison aux « singes » une banane à la main est en soi un geste raciste. Ils y voient la reproduction de stéréotypes sur la communauté Noire qui ont pérennisé un racisme encore largement présent. Sur les réseaux sociaux, quelques internautes ont manifesté leur mécontentement, brandissant des affiches où on peut lire « nao sou macaco » (je ne suis pas un singe) ou encore « o macaco Neymar nao me representa » (le singe Neymar ne me représente pas).

Dans un autre genre, Vicente Del Bosque, à la tête de la sélection espagnole, a réagi deux jours après le buzz, déclarant qu’« il n’y a pas de racisme dans le football de manière générale ». Une remarque surprenante lorsqu’on sait que le FC Barcelone n’en est pas à sa première polémique. Le 12 avril, Neymar était sorti du stade sous les insultes et cris de singe lancés par les supporters catalans après la défaite contre Grenade. Un relent nauséeux de la sortie du terrain, en 2011 à Samara, de l’ex latéral Roberto Carlos, furieux après le jet de bananes de supporters du Krylia Sovetov.

Cette polémique a le mérite de pointer du doigt l’expansion du racisme au sein du football. En mars dernier, le club brésilien Esportivo de Veranopolis s’était vu relégué après que ses supporters aient bouchés le pot d’échappement de l’arbitre à l’aide d’une banane. De manière plus virulente encore, le joueur italien Mario Balotelli a subi un jet de banane gonflable en février 2013. L’avant-centre de l’AC Milan avait déclaré peu avant au journal britannique The Guardian que « si quelqu’un (lui) jette une banane dans la rue ou sur le terrain, (il) serait arrêté, puisqu’(il) le tuerait ».

Au Brésil, où le sport du ballon rond est une quasi-religion, la littérature sur le lien entre racisme et football est assez prolifique. L’auteur Carlos Alberto Figueiredo da Silva a publié, en 1988, Le langage raciste dans le football brésilien dans lequel il analyse le rôle des médias dans leur façon d’évoquer les joueurs selon leur couleur de peau. Il explique notamment, avec l’aide d’une analyse bourdieusienne, les représentations sociales véhiculées par le football. Alors qu’on s’intéressera aux performances sportives du blanc, le joueur noir sera mis en avant selon sa personnalité, dans une considération beaucoup plus paternaliste. Le chercheur a été le premier, en 2002, à réaliser une thèse sur le racisme dans le football : Football, langage, et média, dans lequel il met en avant une réelle stratification sociale au sein de ce sport, qui empêcherait l’ascension des joueurs noirs.

De fait, vingt-six ans après l’article de Carlos Figueiredo da Silva, la haine raciale est encore bien présente. Et ce malgré les mises en garde de la FIFA, en mai 2013 devant les caméras de la BBC, expliquant qu’elle envisageait de très lourdes sanctions telles que des expulsions voire relégations en cas d’actes racistes. Un discours et un dispositif qui n’ont pas eu l’heur visiblement de porter leurs fruits. En France, l’ancien joueur Lilian Thuram est devenu la figure de proue de la lutte contre le racisme après la publication du Manifeste pour l’égalité en 2012. En voyage au Brésil en mars, il avait rappelé la nécessité de lutter contre le manque d’ambition des jeunes noirs, qui « ont le droit de changer d’imaginaire ». La police espagnole, elle, a
annoncé mercredi avoir arrêté le supporteur de Villarreal soupçonné d’avoir lancé la banane.

Nicolas Bourcier et Julien Vandriessche

Voir en ligne : .lemonde.fr

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