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Diego, le plus humain des dieux

lundi 30 novembre 2020 par Charles

Publié le 2020-11-25 | Le Nouvelliste

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« Yo soy el Diego de la gente ». Il était le plus humain des dieux. Les humains ne pleurent que les humains. Tel autre dieu le savait qui avait pris forme humaine. C’est en organisant les spectacles de sa naissance et de son décès auxquels nous sommes sensibles que son père nous a vendu le mythe de son éternité. Nous sommes sensibles à ceux qui, périssables, vainquent non pas la mort, mais l’oubli.

Pas une étable, mais un « bario ». Huit frères dans une pièce. Pas d’eau courante. Pas de jouets non plus : « La verdad, la verdad, no teniamos mucho para divertirnos… La primera pelota que tuve fue el regalo mas lindo que me hicieron en mi vida. » Un ballon pour faire une vie. Ou plutôt une légende. Diego, c’était une tubulence. Qui disait que jouer lui apportait une paix qu’il navait jamais trouvée ailleurs. Le foot, c’était son art, sa paix, son gagne-pain. Sa passion aussi. Mais pas assez pour résumer une vie, la vie.

Pour Diego, vivre c’était défier la mort, l’ordre, l’hypocrisie toujours, l’injustice souvent. C’était ce plongeon dans l’adversité, la gloire et la santé mises en jeu par la prise de risque. Ce qui fait qu’un journal américain titre que « la drogue et la mafia ont eu raison de lui ». Ce qui a eu raison de lui, c’est cette turbulence, cette révolte naïve et impensée. Mais les Américains et les nuances, on sait que cela ne fait pas toujours bon commerce. Diego faisait d’ailleurs partie, avec Gabriel Garcia Marquez, autre têtu, de ces génies auxquels les USA avaient refusé un visa… pour leur amitié avec Fidel Castro. Fidel à qui il a dédié son autobiographie. Fidel avec qui il partage une date, celle de leur décès : le vingt-cinq novembre, en buvant un coup à la mémoire de l’un, on aura désormais une pensée pour l’autre.

Diego, c’était des buts exceptionnels, cet art de faire jouer les autres, les passes, les coups-de pied arrêtés. Sur le terrain il parvenait à faire des choses inattendues qui semblaient lui venir comme naturellement. C’était aussi la revanche des vaincus, des pas favoris et pas favorisés. L’Argentine de quatre-vingt-six, le petit Napoli du Sud « arriéré » contre les géants du Nord. Hasards de l’histoire, guerre des Malouines et divisions socio-territoriales en Italie, ses victoires se dotaient d’une valeur symbolique. Quand Maradona gagnait, quelqu’un, quelque part, disait : « C’est nous, c’est pour nous ». Les joueurs aussi. Il s’est battu avec d’autres, a utilisé sa notoriété pour qu’ils gagnent plus et soient plus respectés. Il l’a payé. Les pouvoirs institués ont toujours voulu qu’il subisse des sanctions « exemplaires ».

Le football connaît au moins deux autres qui ont fait aussi bien, aussi beau que lui, plus réguliers dans leurs performances. Seront-ils pleurés comme lui ? Leurs morts bouleverseront-elles le monde ? Comment le savoir ? Mais il en est un qui ne parle que de lui, l’autre qui ne parle sans doute pas assez… Lui parlait de tout et de tous, et à l’arrivée de Messi, un journaliste lui avait demandé ce que c’était que ce garçon, il avait répondu que c’était peut-être « celui qui mettrait fin à la polémique entre Pelé et Maradona ». Franc-parler. Humour. Violence verbale. Propos décousus, contraires parfois aux propos de la veille. Sa fragilité et cette présence à la vie s’exprimaient aussi dans ces contradictions qui font que vient de mourir un homme que nul ne pourra jamais résumer. Chaque fois que l’on croit l’avoir compris, il nous dribble, nous déborde, nous lobe, et marque. On croyait avoir compris : quart de finale contre l’Angleterre, il prend le ballon dans sa moitié de terrain, se joue de cinq joueurs, le brave Shilton se prend un rateau et se couche… Le monde est debout. Il est parti de sa moitié de terrain pour marquer. Mais il nous étonne en confiant qu’il n’était pas parti pour marquer, il voulait passer le ballon à son compère Valdano, à chaque tentative se présentait un obstable, alors il passait les obstacles…

Diego c’était le plus humain des dieux, le plus frondeur, le plus artiste. L’un des plus audibles aussi dans la dénonciation des ordres, de l’injustice. « Vaincu par la drogue et la mafia ». Sacrés Américains. Ils voudraient bien lui voler cette dimension subversive. Mettre son génie dans les rangs. Le grand poète William Blake définissait la prudence comme « une vieille femme très laide ». Injuste sans doute envers les vieilles dames. Il demeure que ceux qui mourront de leur sagesse ou de leur prudence ne susciteront peut-être pas autant d’émoi le jour de leur départ. Les humains ne pleurent que les dieux qui ont eu dans leur vie, les errements et les convulsions qui font la fragilité des mortels.

Antoine Lyonel Trouillot
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